Eglise-société, vers une dérive à l’espagnole ?

Rarement une élection aura comporté une telle menace de division de la communauté catholique, au risque de la droitiser un peu plus encore.

En écrivant mon article du 17 février dernier «l’Eglise ne donne pas de consigne de vote, mais…» j’étais loin d’imaginer le buzz qu’allait provoquer dans le monde catholique, à la veille des élections, le «non-négociable» auquel je faisais allusion.

Depuis des semaines, j’entends les uns, à ce propos, mettre en avant le texte de Benoît XVI de 2006 qui évoque : « la protection de la vie, la défense de la famille, le rôle premier des parents dans l’éducation », et les autres rappeler à chaque fois qu’au sens strict, le texte du cardinal Joseph Ratzinger de 2002 élargissait la notion de non-négociable à l’ensemble de la doctrine sociale de l’Eglise donc également à des considérations de justice, de destination universelle des biens, d’accueil de l’immigré, de développement…

La Conférence des évêques, dans son «Message» de septembre dernier, s’était bien gardée d’évoquer ces deux textes pour ne pas agiter inutilement ce qui apparaît vite comme un chiffon rouge susceptible de diviser le «peuple chrétien». Peine perdue ! Très vite l’expression a surgi, ici et là, dans nombre de blogs et de sites cathos.

Ces dernières semaines, on a vu des évêques reprendre leur liberté de parole pour indiquer le «bon choix» : celui du non-négociable version «défense de la vie» et de la famille. Il fallait s’y attendre ! Dans le même temps des laïcs chrétiens, présidents de grandes associations françaises caritatives, appelaient de leur côté à donner priorité à la solidarité, au nom de la doctrine sociale de l’Eglise ! Sans surprise là encore !

Et chacun, selon sa sensibilité, de saluer l’une ou l’autre initiative. Cela suffit-il à constituer un dialogue entre chrétiens ? Non ! Et je le regrette. A gauche on reproche, à juste titre, aux accros du «non-négociable» de passer par pertes et profits les exigences de justice sociale ;  à droite, on rend généreusement la politesse en reprochant aux tenants du «christianisme social» de faire pudiquement l’impasse sur les questions d’éthique et de société, ce qui n’est pas faux non plus !

Je n’imagine pas voir les lignes bouger vraiment d’ici les élections : entendre les cathos de droite, adversaires du mariage gay et de l’euthanasie, nous dire comment ils envisagent de convaincre Nicolas Sarkozy de corriger sa copie, ici ou là, notamment sur le partage des richesses et la lutte contre l’exclusion ; ou à l’opposé, entendre mes amis cathos de gauche expliquer à peu près clairement s’ils vont voter François Hollande «malgré», ou «en accord avec» ses projets de réforme sociétales.

Au fond, ce double mutisme serait sans grande conséquence si les sondages ne nous annonçaient pas, avec une belle constance, la victoire probable du candidat socialiste. Que vont faire les catholiques a l’approche des débats parlementaires sur l’euthanasie et le mariage pour tous, annoncés pour l’automne ? Je lis déjà dans le message pascal de Mgr Aumônier, évêque de Versailles : «Qu’on n’attende pas de nous que nous nous taisions, ou que nous acceptions ce qui est contraire à notre conscience et au bien de l’homme, ce qui le détruit, le méprise dans son corps et dans son cœur, dans son existence, dans sa dignité.» Il est probable que nombre d’évêques sont sur la même longueur d’ondes.

A ce stade, on peut donc craindre pour notre pays la tentation d’une dérive à l’espagnole, avec choc frontal garanti entre un gouvernement de gauche légitimé par les urnes, désireux de marquer symboliquement des «évolutions de société» et une hiérarchie catholique où les «intransigeants» l’emporteraient désormais, au moins dans un premier temps par le verbe, sur les «pragmatiques», au nom des valeurs non-négociables chères à Benoît XVI…

Notre pays a sans doute devant lui des années terribles, dont il ne sortira «par le haut» que dans l’unité et l’équité. Alors je m’interroge : est-ce bien le moment de le diviser en profondeur et durablement sur des débats de société qui, si respectables soient-ils, restent tout de même secondaires au regard du nombre de personnes concernées ? Aucun débat n’est illégitime dans une démocratie, ni sur la fin de vie, ni sur l’élargissement du mariage aux couples homosexuels. Encore faut-il qu’ils se déroulent sans précipitation, dans la sérénité et le dialogue, à l’abri des pressions et des surenchères. En sachant que le «compromis» est parfois nécessaire à la paix sociale. Ce que ne laisse pas présager une inscription hâtive à l’ordre du jour du Parlement, dès cet automne.

Mais je crains tout autant pour mon Eglise. Allons-nous laisser la querelle du non-négociable nous diviser ? Je sens monter un vent mauvais, contraire au désir de dialogue avec le monde tant souhaité et promu par le Concile Vatican II dont nous célébrons le 50e anniversaire. Je crains que la France n’ait rien à gagner à voir l’Eglise catholique s’ériger en contre-culture et ladite Eglise pas davantage. Je regrette que les conseillers de François Hollande n’aient pas réussi à lui faire entendre qu’il y avait peut-être pour lui, paradoxalement, plus à perdre sur le front des sensibilités cathos par ailleurs ouvertes au changement et à la justice sociale, qu’à gagner du côté des lobbies de l’euthanasie ou du mariage gay.

 

15 comments

  • Ce qui est drole c’est que vous parlez du lobbies de l’euthanasie ou des gays mais vous ne parlez pas de votre lobbie celui des croyants ;). La chose que je voulais dire aussi c’est que les lois de la république s’adressent à tous; les regles de l’églises catholique ne concernent que les croyants. Ainsi le fait qu’une loi existe n’oblige personne à en user. Ainsi pour les croyants si ils ne veulent pas avorter ils n’avorteront si ils ne veulent pas divorcer ils ne divorceront pas si des catholiques ne veulent pas avoir recours pour eux à l’eutanasie personne ne les forcera. Cela s’appel la liberté. La loi est opposable à tous pas les regles religieuses.

  • Et tenir tous les points non négociables nous amène donc inévitablement à voir que la polarisation « droite/gauche » du débat politique ne peut pas satisfaire le chrétien (mais pas que lui, heureusement), et que ce dernier a plus de raisons encore que les autres de chercher, en plus des élections, une autre voie (qui passe forcément par l’engagement local, quel qu’il soit – politique ou associatif, familial,…) – qui sera peut-être la seule véritable voie efficace, plus qu’une élection sur l’issue de laquelle nous n’avons quasiment pas prise.

    (ce qui n’est pourtant pas un appel à l’abstention)

    Sur ces questions de points non négociables, je trouvais sensée la remarque que vous aviez publiée en commentaire de votre article sur la tentation de l’euthanasie :
    il semble a priori plus faisable de peser et de mobiliser pour un changement des règles contrôlant les banques, que de faire machine arrière une fois la société mise sur les rails de l’euthanasie .

  • (Si je peux ajouter à votre étonnement de dernier paragraphe :

    ce qui m’étonne, de mon côté, c’est que tous ces partis dits « de gauche », vantant leur propre programme social, leur anticapitalisme pour certains, ou au moins leur opposition à la logique ultralibérale,
    ne se rendent pas compte que ce qu’ils acceptent, encouragent, promeuvent par ailleurs, constituent ni plus ni moins que la plus profonde soumission au capitalisme, puisqu’il s’agit finalement d’appliquer les lois du marché à l’être humain lui-même :

    sorte de « droit opposable à l’enfant », l’enfant considéré en pratique comme bien acquis et possédé plutôt que comme être à part entière, vie affective et sexuelle vécue ou présentée comme un grand « marché » dans lequel jouent à plein les règles de la concurrence, du « turn-over », des effets de mode, les exigences de garanties et d’assurance, la logique du « satisfait ou remboursé » érigée en norme morale, …

    Une sorte de « méta-capitalisme ». Ou de capitalisme total.
    Si pas un seul de leurs conseillers ou membres de « think-tank » n’a pu remarquer et souligner ce point, ils peuvent en changer – et changer de métier.

  • @Sébastien. Je crains que les choses ne soient pas aussi simples, pour ne pas dire simplistes que vous l’écrivez ! Il n’est pas vrai que chacun reste libre vis à vis d’une loi qu’il désapprouve. A partir du moment où une société dépénalise l’avortement, il est considéré comme « la solution » acceptable puisque légale. Pourquoi voulez-vous que l’on se préoccupe alors de proposer aux femmes une alternative ? C’est si vrai que l’entretien préalable prévu initialement par la loi Veil a été supprimé par la suite.
    Croyez-vous de même que le jour où l’on aura dépénalisé l’euthanasie, au nom de l’aide à mourir dans la dignité, on se souciera vraiment de dépenser l’argent public nécessaire au développement des soins palliatifs ?

  • C’est à l’église de convaincre ses croyants. Elle ne serai donc pas capable d’imposer à ses propres fideles des régles, c’est pourquoi elle veut l’imposer à tous croyant comme non croyant. C’est quand même paradoxal.

    Quand à votre titre dérive à l’Espagnol il semblerai que le fait que certain couple homo puissent se marier ne soit pas la priorité des Espagnols quand on voit le bilan économique des Socialistes Espagnole, si vous voulez la même situation économique dans 5 ans voter socialiste mais vous aurez aussi les nouvelles lois societales.

    Moi qui pourrai bénéficier de tels lois je ne ferai un vote communautaire ni egoiste alors si vous ne voulez ni une situation economique degrader ni de nouvelle lois societale je me demande ce qui vous pousse à vouloir voter pour la gauche. Mais si vous le faite je vous en remercie par avance.

  • Je rajouterai même, car le débat est encore plus actuel que celui des soins palliatifs :
    lorsqu’on aura dépénalisé l’euthanasie, puis étendue même à la maladie d’ Alzheimer et autres démences comme dans certains pays, est-ce qu’on mettre l’argent nécessaire pour régler le problème de la dépendance ?

    On met déjà plus d’argent public dans le dépistage de la trisomie 21 que dans la recherche sur son traitement.

    Voila pourquoi, M. Poujol, défendre avant tout et d’abord les points non négociables est si important. Ils ne sont pas le tout de la doctrine sociale, mais ils sont les premiers car sans eux ils sera impossible de défendre une politique de justice sociale juste que vous appelez de vos voeux.
    Non les point non négociables ne sont donc pas « secondaires » et ne concernent pas que la « politique de société », mais ils sont à la base de toute « politique sociale ».

  • Je suis pour les soins palliatifs mais n’est ce pas une euthanasie passive ?

    Mais ce qui me choque aujourd’hui c’est que nous sommes dans une société de performance, de compétition où le vieillard, l’infirme, l’ handicapé mental, le chômeur sont regardés comme des charges. Je ne pense pas que « la politique sociale » soit contre « la politique de société » et vice versa.. La politique doit être au service de tous les hommes. Je crains aujourd’hui qu’elle soit au service de l’argent  » le veau d’or »

  • Je note plusieurs choses :
    – certains évêques disent que sont incontournables « la protection de la vie, la défense de la famille, le rôle premier des parents dans l’éducation ». Très bien. En supposant qu’il n’y ait qu’un candidat d’extrême droite qui dise cela, ça veut dire qu’il faut se boucher le nez et voter extrême droite ? Ce serai le syndrome du parrain mafieux : il va à la messe, est contre la contraception et l’avortement…. mais c’est un voleur et un assassin. Ça ressemble à Luc 18, 9 et suivant…
    – quand on parle des socialistes on fait référence à l’Espagne. Certes, ils n’ont pas été brillants mais la droite ailleurs non plus, c’est même plutôt à droite qu’on a commencé à ficher l’économie par terre avec l’idéologie néo-libérale. On pourrait faire aussi référence à la social-démocratie scandinave (même si, elle aussi, a généré des monstres !). A ma connaissance, ces socialistes-là n’ont pas ruiné leur pays.
    S’il y a une conclusion personnelle à tirer c’est que, étant catho croyant, pratiquant, engagé, militant, un peu formé, etc, je ne voterai en aucun cas NS, mais FH sans remords.

  • Merci René PUJOL.
    Le problème avec cette élection est ma déception de la conduite (défaut d’éthique) des socialistes. J’ai même entendu sur RCF des compte rendus sur Nicolas, indigne d’un grand parti (changer le message). Impossible pour RCF, qui a du récupérer des messages tout prêts.
    Vous êtes pour le grandissement de chaque personne qui cherche …, Dieu pour nous.
    Vous valorisez l’utile et les qualités vers un idéal.
    Comment grandir les personnes d’une société, si les actes sont contraires.
    Pour Dieu, au point de vue final, qu’est-ce qui compte?
    Ceux qui le cherche; ceux qui l’adore, ceux dont la vie reflète les faits et les actes vers Dieu.
    Vous savez qu’à l’heure actuelle, il est logique d’y parvenir vers les 25, 30 ans.
    L’adoration ouvre la porte.
    Mais Dieu demande plus: Qu’on le vive, cela permet à son esprit de reconnaître à un moment donné (renaître) l’expérience humaine vers Lui et ainsi continuer en partenariat avec cet humain quelqu’il soit.
    Vous êtes des éducateurs-instructeurs par votre manière de vivre qui incite à faire de même.
    MERCI

  • Merci René pour ces réflexions. De mon côté, comme je l’ai déjà dit dans un autre commentaire, je ne vois pour l’instant qu’une solution (si Hollande gagne bien sûr). En effet, pas moyen d’espérer que les cathos se taisent (d’ailleurs, je le désire pour le mariage gay, pas pour l’euthanasie), et peu d’espoir que le futur gouvernement renonce de lui-même à ses promesses. Ma solution est donc de prendre de vitesse ceux qui veulent la jouer à l’espagnol… mais là, je dois dire que je rêve de voir certains prendre l’initiative (des gens ‘à la René’, des militants PS, les signataires du texte de confrontations), convaincre les évêques de ne pas bouger hors d’un rassemblement inter-religieux et laïcs, mobiliser de Badinter aux musulmans et n’inviter les chrétiens que dans ce cadre. Chiche d’essayer? Je suis petit mais prêt-mais loin jusqu’en septembre, et ce sera déjà trop tard.

  • Une chose toute simple peu entendue dans ce débat : les catholiques peuvent aussi voter en fonction de leurs préférences et opinions personnelles, comme tout citoyen, tout simplement. Communautarisme et cléricalisme ont le vent en poupe. Conséquence : liberté et responsabilité personnelles régressent. Si je me perçois comme membre d’une communauté de plus en plus minoritaire dans la Cité, je me marginalise tout seul et je mets au moins un pied dans une prison ; si je me pense comme directement membre de la Cité, je suis un homme libre. Je choisis la deuxième option.

  • Merci pour cet article qui m’a beaucoup intéressée.
    Moi aussi je crains la division et la droitisation de la communauté catholique.
    Il peut y avoir des désaccords entre chrétiens comme entre militants politiques. Mais à condition que les désaccords alimentent le dialogue. Si au contraire ils mènent à un mépris mutuel et à la fermeture, c’est la catastrophe pour notre Eglise et, sur un autre plan, pour notre pays.
    Pour notre Eglise: « A ce signe on vous reconnaîtra… »
    Pour notre pays: c’est l’union qui fait la force, non l’application à détruire systématiquement ce que d’autres avant nous ont essayé de construire, et qui est peut-être à améliorer ou à réformer. A cause de cela, je voterai pour François Bayrou. Au second tour…? On verra!
    Que l’avortement, l’homoparentalité et l’euthanasie soient mauvais, j’en suis bien convaincue. Que nous devions le montrer, et tenter d’en convaincre le plus grand nombre, j’en suis bien convaincue aussi.
    Mais il nous faut prendre acte du monde tel qu’il est: c’est dans ce monde-là que nous avons à vivre notre christianisme. Il nous faut donc à la fois lutter et accepter que le monde soit ce qu’il est. Si un candidat me semblait pouvoir apporter de réels progrès à notre pays, je n’apprécierais pas qu’il soit favorable à l’euthanasie ou à l’homoparentalité, mais cela ne m’empêcherait de voter pour lui. Car sinon, notre christianisme pourrait nous interdire tout vote favorable au progrès social ou simplement à la justice et à la démocratie. Il risquerait de nous contraindre au conservatisme et ce serait au détriment de l’Eglise elle-même.

  • S’il est incontestable que les valeurs défendues par Jésus Christ sont de gauche, on ne sait rien sur l’orientation politique de son Père.

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    Cette coupure de l’Eglise en deux va de pair avec la division simpliste et réductrice de la société française en deux camps, qui est elle-même entretenue par un mode de scrutin qui laisse seulement deux candidats au second tour.

    Mais cette division de la société en deux clans est surtout due au fait que, dans une société féodale, chaque seigneur a constamment besoin d’un adversaire dont le danger lui permet de mobiliser ses troupes.

    La dualité est ainsi le meilleur moyen de donner l’ILLUSION de la démocratie.

    Les médias sont eux-mêmes au service de cette dualité. Pour toute la partie du battage médiatique qui n’était pas régentée par l’équilibrage du temps de parole, seuls existaient les deux candidats destinés à rester au second tour.

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