«Ici, même les mères traitent leurs propres enfants de fils de pute.»

«Ici, même les mères traitent leurs propres enfants de fils de pute.»

Le coin le plus secret de ma bibliothèque contient quelques petits trésors que je relis une fois l’an. Il vient de s’enrichir d’un nouveau livre.

Peut-être faut-il y voir quelque malice du Ciel. J’avais sur mon ordinateur, depuis la fin de l’été, un petit livre envoyé depuis Bénarès par un prêtre des Missions étrangères de Paris. Il s’agit du recueil des lettres circulaires adressées à ses amis, entre 2000 et 2002, alors qu’âgé de 25 ans, simple laïc, il était volontaire dans les quartiers populaires de Sante Fe, en Argentine. Le titre : Chemin de croix argentin dans les barrios du pape François (1) m’intriguait sans doute plus qu’il ne me pressait à la lecture, même si l’auteur espérait de ma part une petite recension pour un ouvrage qui lui tenait à cœur. (2)

Entre temps, j’ai bien dû dévorer une vingtaine de livres qui, sur le moment, m’ont semblé plus urgents. Certains en lien avec le synode sur la famille dont l’enjeu justifiait à mes yeux que je mêle – même modestement – la voix de ce blogue aux débats qu’il suscitait dans mon Eglise. J’ai débattu jusqu’à l’étourdissement, sur les réseaux sociaux, le fait de savoir s’il était juste d’accepter les divorcés-remariés à la vie sacramentelle, ou s’il fallait considérer comme définitivement «désordonnées» les relations homosexuelles…

Le synode terminé, j’ai embrayé sur d’autres lectures. Et voilà qu’à peine refermé le petit livre de Yann Vagneux, qui patientait au purgatoire, s’imposent à moi les mots de Qohelet : vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent… Jusqu’à certains de nos débats théologiques sur la morale conjugale. Alors qu’une large partie de l’humanité continue de vivre dans des conditions infra-humaines dont est absent ce minimum de bien qui permet de pratiquer la vertu. En sorte que tout discours moralisateur y devient indécent, fut-il de nature religieuse. Si le paradis terrestre n’est plus, il est des coins du globe qui ressemblent à l’enfer. Pourtant, des hommes et des femmes ont choisi d’y vivre, pour témoigner de la tendresse de Dieu.

Les lettres de Yann Vagneux ne décrivent pas une pauvreté de carte postale, propre à attendrir les braves gens et susciter la compassion, mais cette misère humaine qui conduit à l’effondrement moral, au vice et au mépris de soi. Il écrit «Ici, même les mères traitent leurs propres enfants de fils de pute.» Je n’avais pas vraiment compris le titre du livre, avant d’arriver au chapitre intitulé : le cri. L’auteur y raconte sa première semaine Sainte dans le barrio de San Pantaleon-Barranquita, où il organise, précisément, un chemin de croix au travers des rues.

Il écrit : «Je regardais, moi aussi, cette croix silencieuse et tantôt j’étais vraiment silencieux, essayant de prier le plus profondément possible, et tantôt je regardais le visage des amis chez qui nous nous arrêtions. Alors me remontaient au cœur toutes les confidences reçues depuis six mois sur leurs souffrances, leurs angoisses, leurs péchés… Je regardais cette croix dans ce quartier qui peu à peu se révèle à nous dans sa douleur ; la croix qui passait tout près des poubelles où l’on retrouve des bébés morts ; la croix dont l’ombre touchait les maisons où tant de fois nous avons entendu crier ; cette croix qui parcourait ce quartier où nous avons déjà tant senti pénétrer en notre corps toute l’angoisse qui s’y dépose. Le chemin de croix durant lequel nous méditions les souffrances de l’Amour innocent révélait la vérité du barrio.»

Yann Vagneux avoue s’être effrayé, parfois, de se sentir emporté, lui aussi, par la violence. Il évoque sans fard «ces soirs où l’espérance vient à manquer» dans son cœur,  en pensant à ces enfants des rues «qui, de toute manière, seront dans dix ans prostitués, proxénètes, drogués, prisonniers ou déjà morts assassinés.»

Et pourtant, il nous décrit un monde où, parmi tant de misères, vivent des hommes et des femmes qui ont soif de Dieu, aspirent au pardon, se révèlent capables d’humanité, de douceur, de tendresse et de joie. Evoquant le pavillon psychiatrique de la prison de Coronda où lui et ses amis se rendent une fois par semaine et où il leur est arrivé de passer volontairement trois jours entiers pour «mieux comprendre», il témoigne : «Humainement, je n’ai jamais été aussi heureux» car «Pour moi, il ne s’agit pas de pauvres mais d’amis avec qui le Bon Dieu m’a appelé à vivre.»

Avec un tel matériau, on pourrait écrire des «lettres aux amis» dégoulinantes de bonté doucereuse. Ici, aucune sensiblerie, aucune affectation, aucun pathos spirituel, mais une écriture fluide et acérée à la fois, maîtrisée, une justesse du langage qui trahit la vérité d’une vie offerte, la juste distance d’un homme avec les autres, avec lui-même et avec Dieu. Refermant son livre, on voudrait lui témoigner de notre admiration et l’on se surprend à remercier le Ciel.

Une chanson argentine commence ainsi : «Je demande seulement à Dieu de n‘être pas indifférent à la douleur». Ces lettres de Santa Fe, jaillies des barrios où le cardinal Bergoglio aimait à visiter son peuple, donnent aux propos du pape François sur la miséricorde, la force d’une évidence.

© René Poujol


  1. Yann Vagneux, Chemin de croix argentin dans les barrios du pape François, Ed. Brumerge, 110 p., 12 €.
  2. Dans une lettre, il écrivait : « A peine ai-je commencé à entendre les premiers discours du pape qu’il m’a semblé revoir le visage de tous mes amis argentins. Plus encore, tout ce qui peut sembler fascinant et scandaleux dans l’insistance du pape sur la miséricorde divine, me semblait surgir de toutes ces vies dont j’avais été le témoin. »

2 comments

    • Prier sans relâche pour eux et pour les plus délaissés. Comme Jésus l’a fait, Lui qui a vécu parmi les plus misérables et qui priait sans cesse son Père pour eux en vue de les Sauver.
      Et œuvrer là où Dieu nous a « plantés » : Faire du bien dans notre lieu de vie, tout simplement, parce que la misère et la souffrance sont le lot de tous les hommes.+ En un mot : Aimer comme le Christ nous a Aimés!

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