L’abbé Pierre, un révolutionnaire mystique

L’abbé Pierre, un révolutionnaire mystique

Il y a tout juste soixante ans, le 1er février 1954, l’abbé Pierre lançait l’appel historique qui, à la faveur de l’insurrection de la bonté, allait le propulser, pour un demi-siècle, à la première place du combat contre la misère. 

 

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Inutile de raconter ici l’histoire du fondateur d’Emmaüs qui, sauf pour les plus jeunes peut-être, fait désormais partie de notre Histoire nationale. Tout au plus l’anniversaire de ce début février sera-t-il l’occasion de s’interroger, une nouvelle fois sans doute, sur l’héritage qu’il nous laisse et de se lamenter tout autant, non sans hypocrisie, sur le fait qu’il n’ait pas de véritable successeur. J’écris «non sans hypocrisie» car l’abbé Pierre bousculait tout le monde : son Église, la classe politique mais aussi chacun de nous, plus ou moins confortablement installé dans son petit égoïsme. Et nul n’aime vraiment être bousculé.

 

Un héritage foisonnant

 

De son engagement, il nous reste de nombreuses décisions concernant le logement : l’interdiction de toute expulsion durant l’hiver, les mesures immédiates prises en faveur du logement social au lendemain de l’Hiver 54, puis les lois Besson de 1990, la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) et celle sur le Droit au logement opposable ( DALO) votée quelques semaines après sa mort. Il fut aussi à l’origine de la Confédération générale du logement et, avec d’autres, des boutiques d’Artisans du Monde et des Banques alimentaires. Mais aussi, indirectement, d’ATD quart monde, même si le père Joseph Wresinski choisit de fonder son propre mouvement par scission avec l’œuvre encore jeune de l’abbé Pierre ; ou encore d’Habitat et Humanisme par son compatriote lyonnais le père Bernard Devert, qui ne cesse de revendiquer cette «filiation».

 

Enfin, demeure l’héritage propre : Emmaüs international, Emmaüs France et la Fondation abbé Pierre pour le logement social dont le rapport annuel constitue le baromètre reconnu de la situation du logement en France.

 

Il ringardise une certaine «bienfaisance»

 

Peut-être cette évocation, sept ans après sa disparition, doit-elle aussi nous inciter à jeter un autre regard sur les communautés «Emmaüs». Beaucoup y voient une initiative sympathique et généreuse… sans chercher plus loin. Or à bien y regarder, l’héritage le plus immédiat de l’abbé Pierre est à proprement parler : révolutionnaire. Au sein même de son Église, il porte un coup fatal à une certaine conception de la bienfaisance où des âmes généreuses utilisent l’argent de personnes fortunées pour venir en aide aux plus démunis.

 

Or que dit l’abbé Pierre à son premier compagnon Georges Legay, tenté de se suicider ? Je ne peux rien pour toi, je n’ai pas d’argent, mais puisque tu n’as rien à perdre, accepterais-tu de m’aider pour qu’ensemble nous puissions venir en aide aux plus souffrants ? On oublie trop souvent que les compagnons d’Emmaüs, conformément à la charte internationale du mouvement, vivent uniquement de leur travail – et non d’aumônes – et s’engagent, sur leurs gains, à aider financièrement plus malheureux qu’eux, à travers le monde.

 

Dépasser l’exclusion et le gaspillage

 

Mais là où le mouvement devient véritablement révolutionnaire, c’est en mobilisant des personnes qui ont pu, un moment, se sentir être les «rebuts» de la société, autour du recyclage des «rebuts» de notre système de consommation, ce qui leur permet de mettre à disposition, notamment de populations économiquement fragilisées, des objets de première nécessité à des prix accessibles. Il s’agit là, rien moins, que de faire vivre des communautés qui prennent l’exact contrepied du mode habituel de fonctionnement de notre société qui est l’exclusion et le gaspillage, comme prix à payer de sa prospérité. C’était là, bien avant l’heure, l’intuition aujourd’hui développée par ce qu’il est convenu d’appeler l’économie sociale et solidaire, qui nous semble si proche de la doctrine sociale de l’Église.

 

«Personne n’est de trop»

 

L’ambition de l’abbé Pierre n’a jamais été de multiplier à l’infini le nombre des communautés Emmaüs, mais de leur donner une dimension doublement «prophétique» : en nous obligeant à voir une réalité d’exclusion, de misère et de souffrances que nous répugnons à regarder en face, mais aussi en illustrant le fait que «personne n’est de trop» – là où l’économie libérale nous dit au contraire que nul n’est irremplaçable –  que le plus malmené par la vie peut devenir responsable de lui-même et des autres pour peu qu’il trouve en face de lui quelqu’un qui lui fasse confiance.

L’abbé Pierre qui avait été député au lendemain de la guerre, avait démissionné avec fracas du MRP accusé de trop de compromissions. Il ne méprisait pas a priori l’engagement politique. Il aimait la définition que son ami Robert Buron donnait précisément de la politique : « l’art de rendre possible ce qui est souhaitable. » Mais il avait conscience que sa mission était celle de porter la voix des prophètes et, disait-il, « Qui dira au Prince son fait, si le prophète lui devient semblable ?».

 

Un mystique à l’état pur

 

Alors, l’abbé Pierre, un humaniste hors du commun ? Non ! Un mystique saisi par l’urgence d’aimer, comme nous le disons dans le livre écrit cet été avec mon ami Jean-Marie Viennet (1). Car le curé des sans logis le dit lui-même : on ne peut rien comprendre à son combat si l’on oublie qu’à quatorze ans il a été «brûlé» intérieurement à Assise, comme Moïse au Sinaî. C’est là, à l’âge de l’adolescence, que s’impose à lui l’existence d’un Dieu d’Amour qui attend de notre liberté que nous nous engagions sans réserve, en son nom, dans l’amour de nos frères. Ce sera le combat de sa vie. Le seul. Nourri par de longues heures passées en adoration, où il puise la force de vaincre ses fragilités. Au-dessus de son lit, à Charenton, Saint-Wandrille ou Alfortville il avait écrit : « Souviens-toi d’aimer. » Aujourd’hui, sur sa tombe d’Esteville, sont gravés ces mots : « Il a essayé d’aimer.»

 

(1) Le secret spirituel de l’abbé Pierre. Jean-Marie Viennet & René Poujol, Ed. Salvator, 224 p. 18€. Le père Jean-Marie Viennet a été secrétaire général d’Emmaüs international mais surtout le confident et le confesseur de l’abbé Pierre,

Cet article, a été publié, dans une première mouture, dans la Voix de l’Ain du 31 janvier 2014 puis sous cette forme enrichie dans le blogue A la table des chrétiens de gauche. 

 

 

 

 

 

 

 

 

2 comments

  • Une dimension qui me touche particulièrement chez l’abbé Pierre, c’est le fait qu’il ne s’est jamais arrêté à ses propres fragilités pour se mobiliser.
    Son exemple est appelé à rester une source d’inspiration pour tous, quelles que soient les sensibilités idéologiques. Merci René d’entretenir cette mémoire.

    PS : j’ai lu l’avis de démobilisation que vous avez cosigné avec Frigide notamment. Les arguments exposés sont tout à fait valables. Ce que je trouve dommage dans toute cette affaire, c’est l’instrumentalisation généralisée dont tous ont été victimes. À commencer par les enfants, les homosexuels, les familles. Tout cela a pris une tournure politique nauséabonde.

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