Pensées pour un temps de confinement (1)

Pensées pour un temps de confinement  (1)

Et si la littérature nous donnait matière à réfléchir, croire et espérer ? 

En ces jours de confinement, sans doute durables, le souvenir m’est venu d’un ami qui avait profité d’une longue convalescence pour « relire Proust ». Cela m’a donné l’idée d’entreprendre ce que je n’avais jamais fait à ce jour : relire l’intégralité (près de 3 500 pages) de mes carnets de lecture où, depuis 1980, je note des pépites glanées ici et là. Et l’idée m’est venue d’en faire profiter mes « amis » Facebook… Une citation par jour, pas plus, pour ne pas lasser. Je me suis efforcé de la choisir, à chaque fois, en lien avec la période que nous traversons, mais pas que… Chaque semaine je publierai ici, sur mon blog, à votre intention, la sélection des citations des sept derniers jours. 

Dans l’un de ses ouvrages, Passions impunies, Georges Steiner interroge : « Qui, parmi nous, prend la peine de transcrire, à son usage personnel et pour conforter sa mémoire, les pages qui lui ont parlé le plus directement, qui “l’ont lu“ de l’œil le plus scrutateur ?» Eh bien… moi ! Sans doute ne suis-je pas le seul. Dans La plus que vive, Christian Bobin, que je citerai sans doute à plusieurs reprises au cours des prochaines semaines,  s’adresse à une jeune femme de ses amies, en ces termes : « Ta manière de noircir des cahiers avec des citations picorées dans les livres, et ce matin je pense que ces cahiers sont la plus juste image de toi, du mouvement de ton âme vers le noble et le pur… »

Comment faire mon choix ? Il est deux registres que j’ai voulu exclure : les Ecritures, par respect ( ne pas les mélanger à une littérature profane) et ce que je qualifierai de littérature édifiante. Par fidélité à cette pensée de Marie Noël avec laquelle je m’accorde : « J’ai horreur de l’incontinence sentimentale… des gens qui font tout leur cœur sous eux. » (Notes Intimes) Il ne faut pas exclure que je publie ici quelques textes un peu provoquants, comme ici celui de Joseph Delteil, dans cette première sélection, où une apparente grossièreté toute rabelaisienne cache une infinie tendresse et une totale confiance en Dieu.  

1 – ETTY HILLESUM

(Son « confinement » dans l’anti chambre des camps de la mort où elle écrivit son œuvre n’a bien évidemment rien de comparable avec le nôtre. Mais son propos vaut aussi pour nous, aujourd’hui)

« Avec toutes ces souffrances autour de soi, on en vient à avoir honte d’accorder tant d’importance à soi-même et à ses états d’âme. Mais il faut continuer à s’accorder de l’importance, rester son propre centre d’intérêt, tirer au clair ses rapports avec tous les événements de ce monde, ne fermer les yeux devant rien, il faut « s’expliquer » avec cette époque terrible et tâcher de trouver une réponse à toutes les questions de vie et de mort qu’elle vous pose. »

Etty Hillesum, Une vie bouleversée

2 – JOSEPH DELTEIL

(Ecrivain proche des Surréalistes, il avait imaginé dans son Jésus II (1947) le retour du Christ sur terre. Au Vatican, ce « Palais-de-Dieu-au-bois-dormant », Jésus engageait un long dialogue avec le pape qu’il entendait sortir de sa torpeur. Nul doute que Delteil eût aimé le style François !) Attention : ça décoiffe ! Ames sensibles s’abstenir !

«  Dans la mêlée, au beau milieu de la mêlée… criait Jésus… dans le couronnement et la vaste sueur de ton peuple… C’est que je suis venu te mobiliser ! Où es-tu , Pape ? Tu dors, Pape, Pape papillon, Pape de pacotille, Pape de papotage ! Debout, pape ! Sois le Pape d’empoigne, soit le Pape des hommes ! Fous-y du sperme, quoi, dans ton eau bénite ! Comme on entre au cloître, toi entre au monde, entre en vie ! Porte-le sur tes épaules le monde comme Atlas le païen ! Et comme l’homme et la femme corps à corps et toutes voiles au vent font l’amour, fais l’amour au monde ! Baise-la, engrosse-la, cette femelle d’humanité ! Partout ou lève la haine, où triomphe l’injustice, où farandole la guerre, là est ton Travail. L’homme crie au secours. Prends ton bâton, prends tes yeux, prends ton cœur, et vas-y, en avant marche ! Chez les hommes ! 

Que puis-je faire ? se demandait le Pape.

Et d’abord, sache où est le Mal. T’emberlificote pas dans l’ancien péché, le péché de la chair ! Hé, quoi ! vous en êtes encore à cette antiquaille ! Après Buckenwald… après Hiroshima… Le péché aujourd’hui, en 1960… Le mensonge et la violence, voilà les deux couilles du Diable. Entre baiser une poule et tuer un homme, entre l’œuvre de chair et la bombe atomique : où est le Grand Péché ? En vérité je vous le dis, mieux vaut coucher avec cent pucelles qu’avec la lâcheté. Casse-cou ! La chair, mettez donc la « chose » en veilleuse, en réserve pour des temps philosophes… Aujourd’hui il s’agit de la vie de l’homme, il s’agit de la fin du monde…

Joseph Delteil, Jésus II (1947)

3 – MAX JACOB , RAINER MARIA RILKE

(Le confinement peut nourrir une forme de solitude. Mais n’est-elle pas la condition première de toute création artistique, dont la poésie ? Il y a là plus qu’une invite ! Faire de notre expérience recluse… un jaillissement.)

«  Ennuyez-vous car, ce jour-là, vous prendrez un porte-plume et un papier et vous ferez peut-être un chef-d’œuvre. Tout est dans la qualité de l’ennui. »

Max Jacob, Conseils à un jeune poète

« Aimez votre solitude, supportez-en la peine et que la plainte qui vous en vient soit belle. »

Rainer Maria Rilke, Lettre à un jeune poète

4 – CHRISTIAN BOBIN

(Depuis le début de l’épidémie, les réseaux sociaux bruissent d’une multitude d’appels à la prière ou de propositions spirituelles de tous ordres. Un thème cher au poète du Creusot)

« Et c’est quoi, au juste, prier ? C’est faire silence. C’est s’éloigner de soi dans le silence. Peut-être est-ce impossible. Peut-être ne savons-nous pas prier comme il faut : toujours trop de bruit à nos lèvres, toujours trop de choses dans nos cœurs. Dans les églises personne ne prie, sauf les bougies. Elles perdent tout leur sang. Elles dépensent toute leur mèche. Elles ne gardent rien pour elles, elles donnent ce qu’elles sont et ce don passe en lumière. »

Christian Bobin, Une petite robe de fête

« Je t’écris pour te dire que je t’aime »

5 – ANDRE COMTE SPONVILLE

(Nous voici contraints au temps retrouvé. Occasion possible de nous désintoxiquer de la culture de l’instant et de la vie en accélléré. Et si, abandonnant les SMS de nos smartphones, nous reprenions goût à l’écriture épistolaire ?)

«  Pourquoi écrit-on une lettre ? Parce qu’on ne peut ni parler ni se taire. La correspondance naît de cette double impossibilité qu’elle surmonte et dont elle se nourrit. Entre parole et silence. Entre communication et solitude. C’est comme une littérature intime, privée, secrète – et le secret, peut-être, de la littérature.

C’est presque toujours d’amour que l’on écrit, et par amour ; que cet amour soit de passion ou d’amitié, de famille ou de vacances, profond ou superficiel, léger ou grave. Je t’écris pour te dire que je t’aime ou que je pense à toi, ou que je me réjouis, oui, d’être ton contemporain, d’habiter le même monde, le même temps, de n’être séparé de toi que par l’espace, point par le cœur, point par la pensée, point par la mort.

L’écriture naît de l’impossibilité de la parole, de sa difficulté, de ses limites, de son échec. De cela qu’on ne peut dire ou qu’on n’ose pas ou qu’on ne sait pas. Cet impossible qu’on porte en soi. Cet impossible qui est soi. Il y a les lettres qui remplacent la parole comme un ersatz, un substitut. Puis celles qui la dépassent, qui touchent par là au silence. Celles-là ne remplacent rien et sont irremplaçables. Ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire.

Les lettres d’amour dureront plus longtemps, bien souvent, que l’amour. Elles lui survivront. Elles seront encore là, si on le veut, quand l’amour sera mort : elles témoigneront de ce qui a eu lieu, de ce qui, éternellement, restera vrai, mais qu’on aurait peut-être, sans l’écriture, oublié ou perdu. »

André Comte Sponville, Impromptus

6 – ANDRE GOUZES

(Pour des semaines, nous allons vivre sous l’ombre de la maladie et de la mort. Faut-il les fuir ou les apprivoiser ? Chacun comprendra que j’aie une tendresse particulière pour ce texte – et son auteur, aujourd’hui confiné dans un Ehpad – rédigé pour un livre à quatre mains, publié en 1991)

« Je veux prendre la vie comme elle est. Je n’attends pas de miracle. Si je dois être malade, je serai malade. Si je dois mourir je mourrai, cela fait partie de la condition humaine. En revanche, face à la souffrance d’un enfant, à la cassure tragique d’un être, je me sens porté à l’imprécation et à l’intercession, parce qu’on entre là dans le mystère du mal absurde et de la compassion, dans la communion mystique à la souffrance du Christ. » 

André Gouzes, Sylvanès histoire d’une passion. 

7 – GUY COQ

(Cette réflexion doit bien sûr être remise dans le contexte de sa publication en 1993, mais le propos reste pertinent. )

(Les chrétiens) ne ressentent plus que les humains se doivent, les uns aux autres, les paroles qui disent le sens de la vie. Et, j’en suis certain, se dire chrétien et dans l’intimité du cœur confesser Dieu, implique une nouvelle exigence de parole.

Guy Coq, Que m’est-il donc arrivé ? 

Guy Coq, Eloge de la culture scolaire

Je vous proposerai une nouvelle sélection la semaine prochaine, si je vois que celle ci présente pour vous quelque intérêt ! Et d’ici là : prenez soin de vous ! 

12 comments

  • Merci, magnifique ce très beau partage ! Bonne suite à vous, à tous les lecteurs-rices… et vivement la semaine prochaine !

  • En guise de commentaires, en écho en quelque sorte, ces citations ouvrant les chapitres d’un écrit en cours:
    – … les gens qui aiment ne doutent de rien, ou doutent de tout
    (Balzac, Une ténébreuse affaire Pléiade tome VIII, p 684).
    – Quand on interroge le passé! Il répond: présent (Sacha Guitry).
    – L’honneur, laissons-le à qui le voudra, mais le danger, la peine, réclamons-les toujours,
    (Charles de Foucauld, le jour de sa mort).
    – Il y a deux sortes de gens, ceux qui veulent être quelqu’un et ceux qui veulent faire quelque chose (Dwight Morrow, ami de Jean Monnet).
    – Je sais. Mais je n’ai pas de preuves. Ni même d’indices. Je sais parce que je suis un intellectuel, un écrivain … qui rassemble des morceaux désorganisés et fragmentaires de toute une situation politique cohérente et qui rétablit la logique là où semblent régner l’arbitraire, la folie et le mystère. Tout cela fait partie de mon métier … (Écrits corsaires de Pier Paolo Pasolini, Flammarion 1976).
    – Si l’insulte est proférée par un cœur déchiré, elle acquiert une noblesse qui la rend respectable. (Rémy, La justice et l’opprobre, préface du 2-07-1950).
    – Celui qui n’est pas fou a dépassé les mœurs de son temps sans chercher à s’y opposer et a su protéger sa propre nature. Il n’a jamais voulu combattre la bêtise avec ce que l’on appelle l’intelligence, il s’est retiré très loin et s’est enfoncé dans un rêve lucide (Gao Xingjian, La Montagne de ’Âme).
    – Le monde fait la queue à la porte d’une nouvelle guerre (G. Bernanos, Le Chemin de la Croix des Ames, novembre 1944).

  • Monsieur,

    Merci pour vos publications qui nourrissent l’âme et la réflexion. Je fais connaître votre blog pour que d’autres en profitent. Bon confinement !

    Anne-Claire Carraz

  • Merci beaucoup. Je ne connaisais Delteil que de nom, cet extrait roboratif me donne envie de le lire. Surtout continue ce partage de richesses.

    • Merci ! D’autres lecteurs de ce blog m’ont adressé un même encouragement à poursuivre en message privé… Je continuerai donc ! Si vous plongez dans Delteil n’oubliez pas son Jeanne D’Arc qui lui valut le Prix Fémina 1919, et son François d’Assise.

  • Il y a 63 ans, ma mère m’offrit ce poème de Rudyard Kipling dont je vais extraire quelque vers :
    Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
    Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
    Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
    Sans un geste et sans un soupir ;

    Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
    Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
    Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
    Pourtant lutter et te défendre ;

    Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
    Travesties par des gueux pour exciter des sots,
    Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
    Sans mentir toi-même d’un mot ;

    Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
    Seront à tous jamais tes esclaves soumis,
    Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
    Tu seras un homme, mon fils.

    Pas facile…

  • Pensée pour ce jour à partir de celle exprimée sur la théologie par la rabbine Delphine Horvilleur (Études mars 2020) pour laquelle le texte sacré comporte des trous, des vides, que l’art du rabbin théologien consiste à combler, mais insuffisamment, afin de laisser travail aux générations suivantes.
    Cette pensée est complémentaire, de celle qui m’est venue peu avant, en lisant l’article de La Croix de ce jour sur l’avenir des facs de théologie: Tant que la théologie et l’exégèse demeureront « chasse gardée » propre à chaque religion, marquées par la culture patriarcale à l’origine de chacune, il y aura du souci à se faire. Comme dit F Lenoir dans le Christ Philosophe: « Tandis que l’interprétation légale repose sur la conviction que le passé est supérieur à l’avenir, l’interprétation théologique rationnelle repose sur la conviction opposée: l’avenir est supérieur au passé puisque la Vérité toute entière est encore à venir ». Une théologie œcuménique, remettant à sa place chaque tradition et les entremêlant en y associant l’avenir des humains ne sera-t-elle pas la seule voie pour maintenir La Théologie au service de l’humanité, associant la tradition à l’avenir incertain, atténuant les querelles pour en faire, conformément à l’étymologie de hérésie, des débats et non des combats, un challenge visant à compter plus « d’âmes » que les autres?

  • « …L’homme est un singe qui s’aperçoit qu’il n’en est plus un, et, en tirant ainsi sur l’élastique, en prenant distance à l’égard de sa biologie et de son animalité, il révèle son âme… »(TVL,p.32).

    (in: une année avec Maurice Zundel, un jour, une pensée; anthologie coordonnée par France marie Chauvelot, presse de la renaissance.)

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