Réfugiés : le cœur et la raison

Réfugiés : le cœur et la raison

Le pape François nous invite à accueillir les réfugiés mais aussi à défendre leur droit de ne pas être contraints à l’exil ou à l’émigration. 

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Cet article a été rédigé pour l’hebdomadaire catholique la Voix de l’Ain et publié dans son édition du jeudi 15 octobre 2015.

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Il est des images qui restent gravées dans la mémoire des peuples. Celle du petit Aylan, visage contre terre, balayé par les vagues de la Méditerranée sur une plage de Turquie est de celles-là. Parce qu’elle criait le scandale de l’innocence bafouée jusqu’à la mort. Face à cette évidence, les polémiques sur le voyeurisme ou la prétendue sensiblerie de nos sociétés paraissent dérisoires. Il fallait donc ce choc pour que, nous tous, acceptions enfin de regarder en face, autrement qu’au travers de la peur, la déferlante de réfugiés forçant les frontières de la vieille Europe «à la recherche de leur survie», comme le prophétisait déjà le Président Boumédienne à la tribune de l’ONU, en 1974.

Trois jours plus tard, lors de l’Angélus sur la place Saint-Pierre, à Rome, le pape François demandait solennellement que «chaque paroisse, chaque communauté religieuse, chaque monastère, chaque sanctuaire d’Europe accueille une famille.» Un appel relayé, dès le lendemain, par le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France et plus largement par nombre d’épiscopats européens.

La mondialisation de l’indifférence

Nous conservons tous en mémoire, trois mois à peine après son élection de mars 2013, le voyage impromptu du pape François à Lampedusa où échouent des milliers de migrants venus du sud de la Méditerranée, et sa dénonciation de la «mondialisation de l’indifférence.» Nul doute qu’alors il faisait siens les propos de l’évêque du lieu, Mgr Francesco Montenegro, à l’adresse des catholiques du monde entier : «Sur cette île, nous revivons les pages de l’Exode, l’esclavage, le passage de la mer, la traversée du désert, la terre promise, le rêve de liberté.»

Et qu’importe que les hommes, femmes et enfants de cet Exode soient musulmans. Tous avaient droit à ce que chacun de nous se souvienne de l’interpellation divine surgie des premières pages de la Bible et qui nous rejoint, par-delà les millénaires : «qu’as-tu fait de ton frère ?» Comme nous rejoint l’Evangile de Matthieu sur le jugement dernier : «j’étais étranger et vous ne m’avez pas recueilli» (Mt, 25-43)

C’est la raison, tout autant que le cœur qui nous presse d’accueillir les réfugiés

De belles paroles généreuses, difficilement contestables, penseront certains. Pour autant,  fait-on de la bonne politique avec de bons sentiments ? «L’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle peut en prendre fidèlement sa part.» Cette phrase de Michel Rocard, sujette à controverse (1), reste pour l’opinion publique comme «de bon sens»… surtout dans sa première partie. Et les catholiques ne dérogent guère à la règle. Un récent sondage de l’Ifop pour la Croix et Pèlerin, montrait que 48% seulement des Français (et 49% des catholiques pratiquants) se disaient favorables à l’accueil de réfugiés en France, tel que décidé par l’Union européenne. Cependant, 58% des mêmes catholiques pratiquants recevaient positivement l’appel à la mobilisation lancé par le pape François.

En 1990, Mgr Jacques Delaporte, archevêque de Cambrai et Président de la Commission épiscopale des migrations publiait chez DDB un ouvrage intitulé : «Migrations, le cœur et la raison». Le même dilemme est applicable à la situation des réfugiés. Mais gardons-nous de penser que la raison, par définition, s’opposerait au cœur, alors qu’elle a plutôt pour fonction de le réguler. C’est la raison, tout autant que le cœur, qui pousse aujourd’hui l’Allemagne à ouvrir largement ses frontières aux réfugiés afin de combler un déficit démographique qui menace son avenir. La situation de la France n’est certes pas comparable. Mais la raison nous dit aussi qu’il n’est pas hors des possibilités de la sixième puissance économique au monde d’accueillir quelques dizaines de milliers de réfugiés, auxquels les conventions internationales que nous avons signées nous font un devoir d’accorder le droit d’asile, là où la Jordanie, Le Liban et la Turquie en abritent ensemble, près de quatre millions.

«Tout le monde peut faire quelque chose»

Mais cet accueil porte en lui une exigence de justice dont la perception nous effraie, plus encore que les réfugiés eux-même. Il faut qu’aucun migrant déjà présent sur notre territoire, qu’aucun de nos compatriotes jeté à la rue où vivant aux frontières de l’exclusion ne puisse ressentir son frère de misère, venu de Syrie ou d’Afghanistan, comme celui qui vient lui voler, son pain, son toit, sa chance de trouver un travail, la solidarité à laquelle il pensait avoir droit et qui irait à d’autres.

La mobilisation qui s’esquisse dans des milliers de paroisses à travers la France, en lien avec les autorités publiques, doit donc s’accompagner d’une attention redoublée à toutes les pauvretés. Le 4 septembre dernier, alors que la photo du petit Aylan faisait le tour de la planète, le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, déclarait : «On ne demande pas à chaque chrétien d’accueillir tous les réfugiés, on lui demande d’accueillir qui il peut accueillir et de faire ce qu’il peut faire. Mais se défendre de faire quelque chose sous le prétexte que ce que, moi, je peux faire, est sans proportion avec les besoins, cela revient à dire : je ne fais rien. Tout le monde ne peut pas faire des choses extraordinaires, mais tout le monde peut faire quelque chose.»

Défendre le droit à ne pas émigrer

Cette action dans l’urgence ne dispense pas d’une réflexion et d’une mobilisation citoyennes sur les initiatives diplomatiques à prendre pour, avec d’autres, tenter d’enrayer ou de contenir ces phénomènes migratoires, quelles qu’en soient les causes : économiques ou politiques. Chacun comprend que le vœu le plus cher de l’immense majorité de ces desperados de la faim est de pouvoir vivre heureux sur la terre où ils sont nés. Et que sans sombrer dans une culpabilisation maladive, l’Occident porte, de fait, une lourde responsabilité dans la paupérisation ou la désertification d’une partie de la planète. «Le développement est le nouveau nom de la paix» prophétisait le pape Paul VI dans son encyclique Populorum progressio, en 1967. Et le non-développement des peuples, la cause majeure des guerres qui nous rattrapent.

Jean-Paul II et Benoît XVI n’ont pas tenu un autre langage. Et désormais le pape François, tant au travers de son encyclique sur l’écologie Laudato’ si que dans le message qu’il vient de publier pour la journée mondiale des migrants où il reprend l’accent de ses prédécesseurs. «L’Eglise, écrit-il, est au côté de tous ceux qui s’emploient à défendre le droit de chacun à vivre avec dignité, avant tout en exerçant leur droit à ne pas émigrer pour contribuer au développement du pays d’origine.» Si le cœur nous pousse à l’accueil du frère, d’où qu’il vienne, la raison nous ordonne de nous réveiller enfin de notre aveuglement sur les situations mondiales d’injustice, et la part que nous prenons à la pérennisation de modes de vie suicidaires pour notre «maison commune».

© René Poujol

(1) Il semble que Michel l’ait prononcée à plusieurs reprises, mais les premières fois en se cantonnant à la première partie de la phrase. On était alors dans une période de volonté gouvernementale de contenir les flots migratoires.