Souvenirs d’Henri !

Ce 5 août 2012, l’abbé Pierre aurait eu 100 ans ! J’ai éprouvé pour cet homme, dont j’ai eu la chance d’être proche : admiration, estime et affection. Est-ce trop de vouloir lui rendre hommage, en ce jour anniversaire, en revisitant quelques souvenirs ? 

Je ne me souviens pas de ma première rencontre avec l’abbé Pierre. Car il y a bien eu une «première fois». Sans doute était-ce à l’automne 1987. Nous avions décidé, en partenariat avec FR3 et France Inter (1) d’organiser un «Noël des enfants sans Noël». Des milliers de jouets avaient été récoltés à travers la France et distribués par le biais des communautés Emmaüs. L’aboutissement de cette opération était une émission de variétés, diffusée en direct, sur FR3, le 24 décembre au soir. Le chapiteau qui servait de studio avait été installé pelouse de Reuilly, à Paris, en bordure du bois de Vincennes. A deux pas de celui du Secours Catholique.

Dans la semaine, j’étais passé rue de la Liberté, à Charenton, où l’abbé Pierre habitait alors, dans une HLM Emmaüs. Avec le père Jacques, son secrétaire, nous avions évoqué  l’intervention de l’abbé Pierre qui, dans la nuit de Noël, devait adresser un message aux téléspectateurs. Sans imaginer que le jour venu, à l’heure où j’allais passer le prendre pour le conduire sur les lieux de l’émission, il nous apparaîtrait sans force, parvenant péniblement à articuler trois phrases, lues sur l’un de ces «petits papiers» écrit serré dont il avait le secret, surligné de stabylo jaune, rouge, vert et bleu…

« Ne jamais être heureux… sans les autres ! »

Quelques heures plus tard, pourtant, à peine sorti des coulisses où il a attendu de longues minutes, recroquevillé sur lui-même, il se redresse, tel un tournesol saisi par le soleil, requinqué par les hourras du public et l’accueil un rien théâtral de Vincent Perrot et Jane Manson, animateurs de la soirée. Et là, le regard droit, fixé sur la caméra, face à des millions de téléspectateurs invisibles, choisissant d’ignorer son texte, il assène à la France, d’une voix de stantor, l’un de ces messages dont il a le secret : «en cette nuit de Noël, ne vous résignez pas à vouloir être heureux sans les autres…» Dans les travées, le public applaudit à tout rompre. Quelques minutes plus tard, hors caméra, protégé des regards par les rideaux de scène, il s’effondre à nouveau sur une chaise.

A combien de reprises, par la suite, ai-je été le témoin, à chaque fois inquiet et émerveillé, de ces resurrections ? «Tu sais, me disait-il, les gens ne s’imaginent pas l’effort que me demande la moindre chose. En vieillissant, il me faut des jours pour m’en remettre.» 

Agenouillé devant l’icône de la Trinité de Roublev.

Deux ans plus tard, dans la perspective de la sortie en salle du film de Denis Amar, Hiver 54, Pèlerin avait mis en chantier un numéro hors-série dont j’assumai la réalisation (2). Je l’ai beaucoup vu à cette époque, notamment à l’abbaye de Saint-Wandrille où il s’était retiré. Le jour de mon arrivée, je le trouvai agenouillé à même le sol devant une reproduction de l’icône de la Trinité de Roublev. En prière. Je n’osai l’interrompre. J’allai me promener dans les allées gravillonnées de l’abbaye, en attendant qu’il émerge de son dialogue avec Dieu.

De ce séjour je conserve le souvenir de longs entretiens, retranscrits dans une interview que Pèlerin republiera à sa mort, presque vingt ans plus tard. Mais aussi de fous-rires dans le réfectoire où nous prenions nos repas, où sa surdité lui jouait de mauvais tours en le faisant me crier à l’oreille, sous le regard amusé des moines, ce qu’il pensait me glisser en confidence.

Des milliers d’hommes et de femmes voyaient en lui «l’honneur de l’Eglise».

Au cours de l’une de ces journées, installé dans la petite pièce qui lui servait de bureau et de chambre, comme toujours meublée en « style Louis caisse »,  avec vue sur la campagne Normande, je me souviens d’avoir un instant arrêté mon magnétophone, pour lui permettre de répondre à un appel téléphonique. Des bribes de conversation que je parvins à reconstituer, je compris que son secrétaire lui faisait part du chantage au suicide d’une personne aide financièrement par Emmaûs. Pour l’unique fois de ma vie j’ai vu l’abbé Pierre, saisi de colère contenue, exiger de Jacque Perotti qu’il laisse l’homme aller au bout de sa menace s’il en avait l’envie… et le courage ! Je ne lui ai retrouvé par la suite,  autant de fermeté, que pour dénoncer l’incurie de la classe politique face à la montée des pauvretés.

Le numéro Hors-série parut à l’automne 1989. Deux mille cartes postales envoyées par des Français de tous âges et de toutes conditions arrivèrent à la rédaction en quelques semaines. Elles disaient l’affection, la reconnaissance, les encouragements à poursuivre son action venant d’hommes et de femmes qui voyaient en lui «l’honneur de l’Eglise». (3) Le plus souvent ces cartes étaient accompagnées de chèques pour Emmaüs. Un jeune garçon lui avait écrit des mots touchants. Nous l’avions choisi pour être l’ambassadeur de nos lecteurs à Saint-Wandrile où nous souhaitions lui remettre les sommes reçues. Est-il devenu prêtre comme il en avait alors le dessein ? Je l’ignore !

Notre dernière rencontre : pour la légion d’honneur de Guy Gilbert.

Ce travail en commun nous ayant rapprochés, j’ai revu l’abbé Pierre bien des fois au cours des années qui ont suivi : à Esteville, avec de jeunes chefs scouts dont j’avais alors la responsabilité, pour enregistrer une vidéo qui fut projetée à plus de trois cents d’entre eux lors d’un rassemblement diocésain ; à Alfortville, dans le petit appartement qu’il occupait face au siège d’Emmaüs international, où sa fidèle secrétaire Hélène Colas m’accueillait avec amitié et où, tant de fois, il m’a invité à «rester», en fin d’après-midi, à l’heure où il célébrait la messe sur un coin de table ; à Lourdes où le Mouvement chrétien des retraités l’avait invité à dialoguer avec quelques douze mille de ses adhérents ; à la communauté du Plessis Trévise où il avait choisi de fêter ses 90 ans parmi ses compagnons ; dans les locaux des Guides de France où nous lui avions remis des «buchettes» d’honneur, insigne de compétence du chef scout, reconnu internationalement (4) ; dans son dernier lieu de résidence enfin, toujours à Alfortville, pour la remise de la légion d’honneur à son ami Guy Gilbert, sous le regard vigilant de Laurent Desmard qui, à son côté, avait pris le relais d’Hélène. Ce fut là notre dernière rencontre, quelques mois avant sa mort. (5)

« La souffrance de cet homme m’est une souffrance. »

Deux autres moments resteront gravés dans ma mémoire, pour lesquels je dispose de dates précises. Le premier remonte au 11 avril 2006. A cette époque, un certain Jean  Christophe X… menace de révéler, à la télévision, sa supposée filiation avec l’abbé Pierre.  La rumeur s’en répand. Si l’affaire vient à « sortir » dans la presse, le père est trop affaibli pour faire face aux journalistes. Il accepte, sur le sujet, de m’accorder un entretien confidentiel que je m’engage de mon côté, auprès de ses proches, à ne rendre public que si Jean-Christophe passe à l’action. Etrange expérience pour un journaliste que d’interroger un vieux prêtre, vénéré des Français, sur sa vie intime… Ce jour là, je le trouve serein, apaisé. J’entends encore ses paroles, chuchotées  : «Je reste plus troublé par la souffrance que j’ai trouvée en lui (Jean-Christophe) que par ce qui pourraît naître de cette affaire.» Toute la bonté d’un homme dans un regard qui pardonne. Le livre de Jean Christophe d’Escaut est paru en juin 2007, après la mort de l’abbé Pierre. (6) Quelques jours plus tôt Pèlerin avait publié post mortem, le «ma vérité» du vieux prêtre. (7)

La seconde image est celle du cercueil de l’abbé Pierre, posé à même le sol sur la dalle de Notre-Dame de Paris. Nous sommes le 26 janvier 2007. Il fait sur Paris un froid de gueux. Face à l’autel, le Président de la République s’est vu offrir un fauteuil. Derrière lui, les compagnons d’Emmaüs occupent les cinq premiers rangs, devant les membres du gouvernement et les personnalités venues rendre un dernier hommage au «curé des pauvres». Sous les voûtes de la cathédrale résonnent les paroles du Magnificat : « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles…» 

« Si je n’y suis pas, Dieu veuille m’y mettre. »

Tandis que se déroulent ses obsèques, je repense aux dernières phrases de l’entretien qu’il m’a accordé, voici vingt ans, à Saint-Wandrille, alors que j’évoquais l’image de sainteté qu’il inspirait à ses compatriotes. Après un long silence il m’avait répondu : «Je vous dirai à propos de ma prétendue sainteté ce que Jeanne d’Arc répondait à ses juges qui lui demandaient si elle était en état de grâce : «Si j’y suis, Dieu m’y garde, si je n’y suis pas, Dieu veuille m’y mettre.» 

Et devant ce parterre mélangé, de célébrités et de «gens de peu», d’autres paroles me viennent à l’esprit : celle du poème de Kipling que le vieux scout ne pouvait pas ne pas connaître (8) : «Si tu peux rester digne en étant populaire, si tu peux rester peuple en conseillant les rois, et si tu peux aimer tous tes amis en frères sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi…»

(…) Tu sera un homme mon fils.»

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  1. J’étais alors rédacteur en chef adjoint de Pèlerin et France 3 s’appelait FR3.
  2. L’abbé Pierre, un prophère pour notre temps. Epuisé.
  3. Un certain nombre de ces témoignages ont été publiés, à sa mort, dans un nouveau Hors-série de Pèlerin titré L’abbé Pierre, l’album de sa vie, également indisponible.
  4. De cet après-midi, je conserve un enregistremet vidéo où l’abbé Pierre récite la prière scoute qu’il révèle avoir récitée chaque soirdepuis l’enfance, avant de s’endormir.
  5. Le photographe Claude Iverné a merveilleusement rendu cet «intime» de l’abbé Pierre dans un album photos : Quelques pas avec l’abbé Pierre, paru chez Albin Michel.
  6. Sous le titre : L’abbé Père, le livre passa quasiment inaperçu.
  7. Pèlerin n°6495 du 24 mai 2007.
  8. Rudyard Kipling, «If…»

 

 

 

3 comments

  • MERCI de ne pas l’avoir oublié!
    à evreux dans la cathédrale pas un mot sur lui !
    au 15 août dans cette PU imposée pour la france il ne sera certainement pas cité!
    j’ai honte pour mon Eglise
    bon été
    claudine onfray

  • L’abbé Pierre avait coutume de dire, en riant : « Je suscite un enthousiasme inégal parmi les évêques… »

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