L’abbé Pierre : justice ou charité ?

Ce 5 août, Henri Grouès dit l’abbé Pierre aurait eu 100 ans ! Mauvaise période, en plein cœur des vacances d’été, pour solenniser la mémoire d’un homme qui fut, des années durant, la personnalité préférée des Français. Que sa succession soit assurée désormais, par des sportifs et des chanteurs de variété, est pour notre société, une forme de miroir impitoyable où la gentillesse et la compassion ont remplacé le cri prophétique.

«L’insurrection de la bonté» de l’Hiver 54 révéla la silhouette, devenue rapidement familière, du fondateur d’Emmaüs. Trois ans plus tard, dans l’un de ses ouvrages restés célèbres, «Mythologies», le sémiologue Roland Barthes analysait ce «mythe naissant». Avec des mots qui, à leur tour, ont contribué à consolider dans l’opinion, et jusqu’à ce jour, une conception éronnée de la charité. «Je m’inquiète, écrit Barthes, d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice.» 

Voilà bien le procès permanent fait aux catholiques, dont la vie de l’abbé Pierre est un cinglant démenti. A l’occasion de cet anniversaire, Bayard vient de publier un recueil d’Inédits de l’abbé Pierre, dont je retiens cet extrait (1) – il y en aurait cent autres à citer –  : «Certaines formules : «Il y aura toujours des pauvres parmi vous» laissent trop facilement croire que les pauvres sont nécessaires à la religion, que les œuvres pieuses sont chargées «d’entretenir la pauvreté plutôt que de la combattre». Il semble que les chrétiens se désintéressent trop facilement des révolutions nécessaires sur le plan des institutions pour juguler la misère.» 

Ce sera le combat de sa vie. Ce faisant, contrairement à une idée reçue, l’abbé Pierre n’est pas en rupture de pensée avec son Eglise mais dans la droite ligne de la doctrine sociale catholique qui, depuis l’encyclique Rerum Novarum (2) affirme que le travailleur «ne doit pas obtenir par charité ce qui lui revient par justice.» Depuis plus d’un siècle c’est là l’enseignement constant de tous les papes, étendu à tous les hommes de tous les pays. .

Pour autant, l’exigence de justice ne disqualifie pas la notion de charité, travestie dans l’esprit public par le souvenir insupportable des «dames d’œuvres». Car au-delà de la justice qui lui est due, c’est d’amour que tout être humain a le plus ardent désir, le plus grand besoin. Au XIXe siècle, Frédéric Ozanam, fondateur de la société de Saint-Vincent de Paul, écrivait déjà : «Que la charité fasse ce que la justice seule ne saurait faire.»  Car la justice qui aujourd’hui assure à des millions de nos compatriotes un revenu minimum de survie ne contraindra jamais personne à rendre visite «par amour» à la vielle dame du sixième étage, à la mère qui s’occupe seule de son enfant, au vieillard hospitalisé «à vie» ou au chômeur privé de droits, reclus dans son pavillon.

Le pape Benoît XVI, écrit dans son encyclique Caritas in veritate (3)  «La charité dépasse la justice, parce que aimer c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas «donner» à l’autre du mien, sans lui avoir donné d’abord ce qui lui revient selon la justice.»

C’est de cette exigence de justice et de charité que vivent, en France, toutes les organisations caritatives d’origine chrétienne : Secours Catholique, CCFD-Terres solidaires, Cimade, société de Saint-Vincent de Paul, ATD quart monde… quoi qu’ait pu en   penser et en écrire Roland Barthes il y a un demi-siècle.

L’abbé Pierre avait tenu à ce qu’Emmaüs ne soit pas une association confessionnelle, de manière à ce que chacun puisse s’y sentir accueilli, attendu, quelles que soient ses convictions. Et le combat permanent mené par lui et ses compagnons sur la question du logement, comme en bien d’autres domaines, dit assez qu’il n’a jamais «substitué les signes de la charité à la réalité de la justice.» Même si, pour ses obsèques à Notre-Dame de Paris, il avait choisi – ultime pied de nez – de faire entendre à la France laïque et Républicaine, réunie pour la circonstance, les paroles de l’apôtre Paul : « Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, s’il me manque l’amour, je n’y gagne rien.» (4)

L’abbé Pierre se serait-il reconnu sous l’étiquette «chrétien de gauche» ? Le soupçon en fut suffisant, tout au long de sa vie, pour nourrir à son encontre une inimitié tenace dans certains milieux catholiques. Il n’est pas si facile de savoir rappeler aux uns les exigences de la justice, et aux autres qu’une société égalitaire et juste peut se désécher par manque d’amour. Sa vie nous dit que c’est là un possible combat… pour aujourd’hui !

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  1. Inédits, de l’abbé Pierre, p. 332, Bayard, 524 p.; 29,90 €.
  2. Publiée le 15 mai 1891 par le pape Léon XIII (1810-1903).
  3. L’amour dans la vérité, 6.
  4. Première épitre aux Corinthiens, 13, 3.

 

Cet article a été rédigé pour le site « A la table des chrétiens de gauche ».

 

5 comments

  • oui le silence des églises de france en ce jour anniversaire et durant ce mois marque bien que la priorité est dans une religiosité d’il y a 200 ans qui a peu à voir avec le Christ

    oui pour beaucoup de pratiquants surtout jeunes l’Abbé Pierre est un rouge
    de plus la pauvreté ils ne connaissent pas
    quand j’ai entendu huer les scouts de France par des scouts d’Europe il y a 8 jours à peine ???

    quel visage du Christ montrons nous ?

    ont-ils oublié le bon samaritain??

    c’est facile de parler d’amour et de faire le contraire

    l’amour n’est pas d’aimer le même , mais l’autre

  • Sans besoin de Roland Barthes, la vision grand-public de la charité me semble si proche d’une générosité plus ou moins contingente… Il est urgent de redire ce qu’il gueulait, l’abbé Pierre. Pas de mater des diaporamas de l’image d’Epinal qu’on en fait. Bâtir les tombeaux des prophètes dispense souvent de les écouter.
    Et l’on préfère l’urgence au développement, les campagnes de carême « maison » plutôt que le soutien régiulier à des organismes, les coups de coeur à l’analyse des causes, les appels ponctuels à l’exigence constate, …
    Pour être vraiment sacrée, la charité appelle la justice. Merci René.

  • Merci René pour cet excellent billet qui rappelle, en même temps que la belle figure de l’abbé Pierre, cette articulation vitale entre justice et charité. Un autre prophète, contemporain de l’abbé mais moins connu du grand public, a donné un enseignement extraordinaire sur la charité : Jean Rodhain, fondateur du Secours catholique. L’un de ses leitmotivs était que sans la charité, rien de bon ni de grand dans nos constructions humaines ne subsiste. La charité est au service de la justice, mais aussi de la paix. Voici ce petit texte de Rodhain :
    « La colombe de la paix ne tient plus qu’à un fil. Un fil de filet. Il y a des filets forts quand les mailles sont bien serrées. Un acte de charité serre une maille. Pour la véritable « paix du Christ », un acte d’amour a plus de poids qu’une tonne d’armements. Les mots d’amour sont, en fin de compte, les plus révolutionnaires. Que chacun secoure son prochain, aussi bien celui du palier que l’enfant lointain, et le filet se tissera : un tel filet gardera la colombe de la paix plus fortement que toutes vos mécaniques ».
    De la même manière, je crois que nous pouvons construire la plus parfaite œuvre humaine de justice (qui sera toujours imparfaite), si les hommes qui la font vivre n’ont pas la charité, leur belle mécanique s’étiolera jusqu’à laisser s’immiscer l’égoïsme, l’intérêt, parfois jusqu’à la violence. Justice – Charité – Paix. Voici une belle trilogie à inscrire sur nos frontispices intérieurs, avec au cœur la charité, comme pivot, comme moteur vital, comme source et finalité. « La charité seule subsistera » (saint Paul).

  • Aujourd’hui, quand nous voyons un mendiant dans le métro, assis le long d’un mur ou demandant l’aumône au milieu d’une rame, ne fermons pas notre coeur! Jésus nous l’a dit, il est présent quand notre frère a faim, a soif ou est nu, et qu’il a besoin de tout. Soyons convaincus que c’est vraiment Jésus, qui sillonne le métro parisien jour et nuit, à toute heure et en tout lieu, à cause de l’endurcissement du coeur des Français, et de l’abandon de la foi. Si vraiment nous sommes disciples de Jésus, ne l’ignorons pas! Ne lui tournons pas le dos. Ne fermons pas les yeux quand il passe à notre siège de métro ou de RER. Comment pouvons-nous porter le beau nom de chrétien si nous bafouons l’enseignement de l’Evangile?

  • Pour René POUJOL
    J’ai beaucoup aimé votre article;  »Mariage Gay:le coeur et la raison ». je ne partage pas du tout la position deTC parru le 20Décembre…et je suis ravie de vous lire car je suis complètement de votre avis.Je ne crois pas être Chrétienne de gauche bien que souvent assez critique du comportement de certain chretiens dans nos paroisses…
    J’ai beaucoup apprécié votre article , il est bien écrit avec des arguments qui m’aideront à continuer de défendre le  »non au mariage gay ! »malgré tout ce qui est dit sur le fait que de toute façon la loi va passer tout de même…Merci pour votre écrit . Nicole R

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