Avant propos du livre écrit avec André Gouzes

Le 15 août 1990, le XIIIe festival d’été de l’abbaye de Sylvanès connaissait son apothéose avec le Requiem de Verdi, magistralement dirigé par le fougueux Michel Piquemal. Un triomphe dont devaient se faire l’écho le Monde et le Figaro. Dans ce pays où tout événement doit être homologué à Paris, on pouvait y voir une forme de consécration.

 

 

Ainsi, l’abbaye de Sylvanès, perdue dans une étroite vallée aux confins du Rouergue et du Languedoc sort, peu à peu, de l’anonymat comme elle a surgi, voici quinze ans, de l’oubli (1). Aujourd’hui, alors que s’engagent les derniers travaux de restauration, Sylvanès est devenue un haut lieu culturel et spirituel, non seulement pour le sud-Aveyron mais plus largement pour une bonne part du Midi toulousain et languedocien. Ce n’est pas un hasard si, à quelques semaines d’intervalle, au cours de l’automne 1990, l’abbaye s’est vu attribuer le 3e prix du concours national Chefs-d’œuvre en péril et le Grand Prix culturel de la région Midi-Pyrénées.

 

C’est par dizaines de milliers que touristes, stagiaires et festivaliers envahissent chaque année, de Pâques à la Toussaint, pour quelques heures ou quelques jours, des bâtiments monastiques qui, dans les années soixante, n’étaient que ruines et abandon. Cet engouement pour Sylvanès ne tient pas à la seule poésie du site, à l’âpre beauté d’une architecture cistercienne où se marient, entre prairie et forêt, dans le silence de la pierre, le gris argenté des lauzes, le brun des schistes et le rose des tuiles.

 

Il est bien d’autres chefs-d’œuvre du Roman avec lesquels Sylvanès ne cherche même pas à rivaliser, d’autres festivals plus prestigieux encore ; d’autres centres d’accueil, d’autres oasis spirituelles où, dans le recueillement et la prière, l’homme de ce temps aime à venir se retrouver, se réconcilier avec lui-même et avec son Dieu. Non, il y a une secrète raison à la magie de Sylvanès : ce lieu a su créer une âme singulière. Et le magicien porte un nom : André Gouzes. Frère dominicain, musicien, liturgiste, poète, il est, dans la maturité de la quarantaine et depuis quinze ans déjà l’inspirateur de ce lieu dans l’originalité de son intuition.

 

Pétulant, fonceur, séducteur en diable – à moins que ce ne soit, plus probablement, en Dieu -, dilettante et travailleur, saltimbanque et mystique, fraternel et insaisissable, caustique et chaleureux, André Gouzes appartient à cette race d’hommes libres que l’on aime d’un bloc ou que l’on exècre sans nuance, avec une égale passion mais parfois non sans ambiguïté. Peut-être parce que la rencontre de ces êtres brillants auxquels tout semble réussir, comme par nature, nous renvoie sans pitié à nos propres limites, à la souffrance d’un combat quotidien pour arracher au néant quelques poussières d’étoiles. On peut nier le talent, l’envier ou choisir de se laisser porter dans son sillage. Ce sont autant d’attitudes fausses. La vérité ne peut sans doute être vécue que dans le déchirement d’une différence où pourtant chacun est renvoyé aux mêmes exigences morales.

 

Mais quels quel soient les sentiments qu’il provoque ici ou là, dans sa région, dans le monde de l’art ou dans l’Eglise, André Gouzes est devenu, selon un vocable aujourd’hui à la mode : « incontournable ». Sa Liturgie chorale du peuple de Dieu (2) adoptée par de nombreuses communautés en France est déjà traduite dans plusieurs pays européens, outre-Atlantique et jusqu’au Japon. Avec plus de trois mille cinq cents pages elle constitue, bien qu’inachevée, une œuvre inégalée. Et si quelques dizaines de détracteurs ironisent volontiers sur son style « gouzantin », beaucoup voient dans cette approche liturgique, textuelle et musicale, une tentative réussie de synthèse entre les deux grandes traditions occidentale et orientale du christianisme.

 

Si André Gouzes s’est fait, à travers la France et l’étranger, l’ambassadeur itinérant de sa Liturgie chorale du peuple de Dieu, Sylvanès reste le point d’ancrage, le lieu de la création mais également celui où le peuple chrétien, dans une extrême diversité socioculturelle, vient goûter et s’approprier un chant qu’il trouve beau et qui, plus que d’autres, lui parle de Dieu.

 

Mais Sylvanès c’est aussi, depuis treize ans, un festival musical d’art sacré dont le succès va grandissant, un lieu permanent de culture et de mémoire, un espace de liberté et de création où l’Eglise accepte la confrontation avec le monde de l’art, où les créateurs acceptent que l’Eglise se dise dans sa vérité. Sylvanès est lieu d’accueil et de rencontre et ne pourrait concilier autant de vocations, vécues dans une égale exigence de fraternité évangélique, sans l’implication féconde et créatrice de toute une équipe. Telle est l’étrange loi de la communication, qu’à l’heure même où le fondateur perce peu à peu dans l’opinion, au-delà des seuls cercles initiés, le projet dont il fut à l’origine n’est plus uniquement son projet mais celui d’hommes et de femmes, au premier rang desquels Michel Wolkowitsky, directeur de l’abbaye, entre les mains desquels repose, pour une large part, la pérennité de l’aventure.

 

Quinze ans après, il fallait témoigner de tout cela, parce que se mûrissent dans cette vallée discrète du Rouergue méridional des sèves dont les jeunes générations ont trop tôt été sevrées mais dont elles pressentent les saveurs nourricières. Il fallait faire découvrir Sylvanès à un public plus vaste. Il fallait, certes, raconter André Gouzes sans lequel Sylvanès ne serait pas mais, à travers lui, il fallait aussi peindre ce terroir et les hommes de ce terroir. Mauriac avait raison : « L’individu le plus singulier n’est que le moment d’une race» (3). Sans doute est-ce là, pour aujourd’hui et pour demain, le vrai secret de cette aventure : ce qui a jailli ici, ne pouvait jaillir qu’ici.

 

Mon premier reportage sur Sylvanès a été publié, dans le Pèlerin en août 1980. Depuis lors, je suis revenu à l’abbaye des dizaines de fois, comme journaliste, voisin – je suis originaire de Saint-Affrique, à vingt kilomètres de là – et comme ami. Au cours de ces années j’ai entendu tant de fois André Gouzes, pressé de questions par des visiteurs insatiables, reprendre inlassablement le récit de son enfance brusquoise, à quinze kilomètres de là, celui de la renaissance de l’abbaye parmi les gravats et les courants d’air, évoquer avec flamme son métier de liturgiste ou les projets un peu fous qu’avec Michel Wolkowitsky, l’ami de la première heure, ils fomentent pour demain, que l’urgence de ce livre s’est, peu à peu, imposée à moi. Un livre sans prétention où il pourrait enfin aller jusqu’au bout du récit cent fois recommencé, cent fois interrompu… Mais l’éternel voyageur, saltimbanque du verbe, rechignait désespérément à se poser et à prendre la plume. Et puis, comment imaginer André Gouzes racontant Sylvanès en moins de cinq cents pages dont l’écume des mots et la fulgurance des images eussent englouti ou terrassé plus d’un lecteur non averti. Ce livre, j’étais bien résolu à l’écrire moi-même. Encore fallait-il, pour nos entretiens, que le maître des lieux parvienne à « geler » une semaine, sur son agenda, entre deux pérégrinations.

 

Le miracle s’est produit au cours de l’hiver 1989. Dans la paix recouvrée de ces « Granges » où il réside – non loin de l’abbaye, au milieu des bois, avec pour tout voisinage les sangliers, les renards et les écureuils – il a repris son récit jusqu’au bout, acceptant de répondre à toutes mes questions, évoquant avec tendresse et émotion son enfance aveyronnaise, parlant avec passion de la musique, de l’art, et de leur dialogue exigeant avec la parole de Dieu, bouillant d’une colère à peine contenue contre tout ce qui lui semble être bêtise, laideur ou médiocrité. Bien des fois la sonnerie du téléphone est venue interrompre notre conversation, ouvrant pour quelques minutes une parenthèse de demi-silence, à peine soulignée par le crépitement du feu dans la cheminée et le ronron de Charlus et Phiphi les chats de la maison. Ce récit, le voici donc, écrit au plus près d’un style « gouzien » tout au plus allégé de quelques paillardises qui eussent pourtant fait glousser de contentement et de jubilation son ami Joseph Delteil.

 

Ce livre est né d’une amitié. Je suis reconnaissant à André Gouzes et à Michel Wolkowitsky  d’avoir, à travers Sylvanès, redonné un peu de vie et d’espoir à ce Rouergue méridional qui est aussi mon pays et que j’ai cru voir mourir, il y a moins de vingt ans, à cet âge où l’entrée dans la vie active a fait de moi, comme bien des jeunes aveyronnais, un « immigré de l’intérieur ». Je leur sais gré d’avoir su, à ce jour, préserver avec courage l’enracinement de cette aventure dans un terroir rural et populaire qui possède, certes, ses richesses mais aussi ses pesanteurs et ses limites. Je partage avec eux cette conviction que tout homme, quel que soit son degré de culture, est apte à goûter le meilleur du beau et du vrai et donc que la quête de ce meilleur est aujourd’hui, pour l’Eglise, un devoir impérieux. Braque disait déjà : « Dès qu’on abaisse l’art sacré pour « le mettre au niveau des gens », ce n’est plus un acte de foi, c’est un acte de propagande.» (4)

 

Aujourd’hui, il faut que Sylvanès soit connu et reconnu, comme l’un de ces lieux où prend toute sa force ce mot de Jean-René Huguenin : « Notre soif est aussi notre source.» (5) Un  lieu qui ne revendique ni supériorité ni monopole. Il faut que Sylvanès puisse aller de l’avant en s’associant, d’où qu’ils viennent, tous les talents qui lui permettront d’atteindre un plus haut degré de réalisation mais sans jamais renier, quel qu’en soit le prix, cet ancrage qui est tout à la fois son terreau et sa raison d’être. Cela ne peut se vivre sans passion. Sylvanès est l’histoire d’une passion, comme toujours enracinée dans le destin d’un ou plusieurs êtres. Ce livre n’a autre ambition que de la faire connaître et partager.

 

(1) Abbaye de Sylvanès, 12360 Camarès. Tél. 05.65.98.20.20

(2) On peut se procurer fascicules et cassettes de la Liturgie chorale du peuple de Dieu dans les librairies religieuses et auprès de l’Atelier de musique liturgique de l’abbaye.

(3) François Mauriac, La vie de Racine.

(4) Cité par P. Maire-Alain COUTURIER dans La vérité blessée, Plon, 1984).

(5) Jean-René HUGUENIN, Le feu à sa vie, Editions du Seuil.

 

 

 

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