Quels défis pour ce monde ?

Quels défis pour ce monde ?

Le texte ci-après est la synthèse rédigée, à la demande du MCR, des 3e Journées du Monde de la retraite organisées à Lourdes du 19 au 21 juin 2018. 

(Du 19 au 21 juin 2018, le Mouvement Chrétien des retraités (MCR) organisait à Lourdes ses 3e Journées du monde de la retraite. 4 000 adhérents venus de toute la France y ont participé. Illustrant le thème de la rencontre « Quels défis pour ce monde ? » quatre tables rondes se sont succédé sur : le vivre ensemble, la famille, la santé, l’écologie. Le texte ci-après est la synthèse que j’ai présentée le 21 juin devant les participants. Il s’agit là d’un texte légèrement « toiletté » par rapport à sa version orale, enrichi de quelques notes de bas de page mais qui n’a subi ni coupe ni ajout. J’ai volontairement conservé le style oral de l’intervention où le « nous » est parfois utilisé pour souligner ma proximité personnelle, notamment confessionnelle, avec le public auquel je m’adressais, sans être pour autant membre MCR. Un enregistrement vidéo a été réalisé de cette intervention qui conserve bien évidemment sa valeur de référence.) 

Chers amis,

Me voici, pour la cinquième fois en deux décennies, au rendez-vous de l’un de ces «temps forts» dont votre mouvement a le secret. Après ces mêmes Journées du monde de la retraite de 2000 où le cher abbé Pierre était encore «prophétiquement» parmi nous ; après celles de 2008, il y a dix ans déjà, qui suivaient de vingt-quatre heures le pèlerinage de Benoît XVI, ici, à la Grotte de Lourdes ; après la fête de vos 50 ans, en 2013 à Strasbourg et, l’année suivante le rassemblement des principaux dirigeants de la Vie montante internationale, venus des cinq continents, à Namur, chez nos amis Belges.

C’est dire la permanence de notre compagnonnage, depuis le temps où je dirigeais la rédaction de Pèlerin, et la gratitude qui est la mienne que cette confiance ait survécu à mon départ en retraite. Un immense merci donc à vos responsables, à votre présidente Monique Bodhuin, ainsi qu’à vos aumôniers nationaux et évêques référents successifs. 

Vous m’avez confié la tâche de vous restituer ce matin la substance des quatre tables rondes qui ont animé nos journées depuis mardi. Et qui vous ont marqué – qui m’ont marqué – par l’exceptionnelle qualité de leurs participants et animateurs. (1) Que les uns et les autres – les unes et les autres – souvent très sollicités, aient répondu favorablement à votre invitation dit déjà quelque chose du dynamisme de votre mouvement et de l’image que vous donnez de vous-mêmes. Soyez-en légitimement fiers.

Laudato si’ un texte prophétique

Enfin, je suis heureux que vous ayez mis la réflexion de ces journées en résonance profonde avec l’encyclique Laudato si’ du pape François. Sans doute l’un des textes les plus forts, les plus prophétiques du magistère de l’Eglise catholique depuis le concile Vatican II et dans son sillage. 

Ce texte était très attendu, à la mesure de la menace écologique qui pèse sur notre terre et du sentiment que donnent parfois les dirigeants des Etats, d’une totale impuissance – ou d’une absence de volonté – à faire prévaloir le bien commun. Cette attente d’une parole d’Eglise, solennisée en la personne du pape lui-même, peut sans doute être interprétée comme si, au bord de l’abîme, les peuples se souvenaient qu’ils sont les héritiers d’antiques sagesses, plusieurs fois millénaires, – parmi lesquelles les trois religions monothéistes – dans lesquelles il serait encore possible d’aller puiser des raisons de vivre et d’espérer.

C’est donc à la lumière de Laudato si’ que je vais tenter cette synthèse en m’efforçant, pour répondre au défi de mon ami Laurent Grzybowski, de laisser affleurer, ici ou là, ma part de féminité de manière à respecter au mieux, dans la limite de ma seule personne, la pluralité homme-femme à laquelle il semble que vous soyez particulièrement et légitimement attachés. (2)

Quels défis pour ce monde ? Tel est le thème de vos Journées. Un monde dans lequel, vous avez choisi de vous identifier comme : «Retraités, ACTIFS de l’ESPERANCE» ce qui ne manque ni de panache ni d’ambition.

1 – LE DEFI DU VIVRE-ENSEMBLE

Le premier de ces défis est celui du vivre-ensemble, dans la diversité de nos appartenances et de nos identités dont il nous a été rappelé qu’elles étaient également multiples pour chacune, chacun d’entre nous. « L’homme est en train de changer, nous a dit le rabbin Yann Boissière, On n’est plus une seule personne. L’homme post-moderne se réfère à des identités diverses. »

Rappelez-vous l’époque du «catholique et Français toujours.»  L’expression pouvait laisser entendre que c’était bien là, « catholique et française », l’identité naturelle et profonde de notre pays, même s’il existait, déjà, dans l’hexagone, des minorités qui ne partageaient ni la foi ni les racines du plus grand nombre.

Mais le monde a changé ! Nous savons aujourd’hui que nous vivons la réalité d’une société multi-ethnique, multi-culturelle, multi-confessionnelle mais aussi multi-convictionnelle comme il nous l’a été rappelé par les participants à la table ronde. C’est-à-dire composée de croyants de différentes religions ou confessions mais également d’agnostiques et d’athées. Si bien que la réalité à laquelle nous, chrétiens, sommes aujourd’hui confrontés dans notre pays est certes la présence de l’Islam, au côté du judaïsme et du bouddhisme… mais peut-être plus encore celle de l’indifférence religieuse et de l’athéisme assumé. 

La diversité comme richesse

Si j’insiste particulièrement sur ce point c’est que certains perçoivent cette diversité religieuse ou convictionnelle, comme une régression, le symptôme d’un éclatement, l’aveu d’une faillite ou même une forme de trahison par rapport à la foi une, catholique, apostolique et romaine reçue de nos parents. Une foi que nous pouvions imaginer, en rêve, pouvoir un jour réconcilier la grande famille humaine sur la totalité des cinq continents. Une foi dont le recul, au moins sur notre Vieux Continent européen, nourrit chez certains des craintes d’apostasie. « Quand le Fils de l’Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? » interrogent les Evangiles ? (3)

Or il faut relire Laudato si’. Dans cette encyclique sur la défense et la promotion de l’écologie, l’un des enrichissements du pape François au regard de la Doctrine sociale de l’Eglise, est d’intégrer la culture elle-même parmi les richesses à sauvegarder : « L’écologie suppose aussi la préservation des richesses culturelles de l’humanité. »(4) Or, qu’est-ce que la culture sinon, précisément, ce que l’homme ajoute à la nature ?

Dans cette perspective, l’homme n’est plus réduit à l’image de simple prédateur, que la doctrine catholique pouvait expliquer facilement à travers la notion de péché originel. L’homme est tout autant celui qui, par volonté divine, se trouve associé à la Création pour la parfaire. «L’homme est le “prolongement de Dieu» ai-je entendu de la bouche de l’imam de Bordeaux Tarek Oubrou

Dans l’un de ses romans, Jésus II, publié en 1947, l’écrivain – trop oublié – Joseph Delteil auquel nous devons également des écrits merveilleux sur Jeanne d’Arc (Prix Fémina 1925) et François d’Assise,  imaginait que, de retour sur terre, Jésus rendait visite au pape, au Vatican, ce «Palais-de-Dieu-au-bois-dormant». Ce qui donnait cet étrange dialogue : « Dieu est Dieu ! dit le pape. Et l’homme est son prophète s’écria Jésus.» (5)  Il y a là une profonde vérité théologique. Mais revenons à Laudato si’ et à l’enseignement du pape François.

Défendre la Création, à travers l’écologie, ne se limite donc pas, nous dit-il, à protéger ce que nous avons reçu de Dieu en héritage, comme la planète terre et ses richesses que chantait François d’Assise, mais aussi tout ce que l’homme lui-même lui a apporté d’enrichissement au fil des siècles. Au travers des langues, des traditions culturelles et spirituelles, et aussi des religions.

La diversité que nous connaissons n’est donc pas signe de régression mais de richesse. Pour le Coran, « La volonté de Dieu est la diversité » nous a rappelé Tarek Oubrou. Et le vivre-ensemble, si nécessaire soit-il à la paix sociale, représente bien plus encore le lieu, le chemin de la rencontre de l’autre, dont nous pensons qu’il est également détenteur d’une parcelle de la vérité divine. 

Si je me permets d’insister sur ce point c’est qu’ici ou là, dans notre pays, autour de nous, peut-être même parmi nos proches, cette notion de vivre-ensemble est parfois incomprise voire même rejetée comme un signe de faiblesse, de résignation, un refus d’affirmer et d’assumer l’unique Vérité dont bien sûr, nous catholiques serions les seuls détenteurs. 

La «belle complicité» des enfants d’Abraham :

juifs, chrétiens et musulmans

Pardon de ce long préambule qui vous aura peut-être semblé tenir trop à distance les grands témoins de notre première table ronde. Je les ai pourtant cités mais je voudrais revenir sur leurs propos, plus longuement.

J’imagine la stupéfaction d’un observateur extérieur, athée, qui, mardi, aurait assisté à ces échanges entre le prêtre, l’imam et le rabbin. Je pense qu’il aurait été frappé de découvrir entre le juif, le catholique et le musulman, un socle commun de convictions provenant d’une même appartenance à la descendance d’Abraham. Et donc comme un «air de famille. » J’ai déjà connu une telle expérience, au Mans, dans un contexte similaire. Lors d’une table ronde qui réunissait le cardinal Angelo Scola, l’intellectuel musulman Rachid Benzine et le rabbin Haïm Korsia, la philosophe athée Cynthia Fleury avait noté «malgré les différences, l’existence d’un «nous» et une belle complicité.» (6)

Certes, le père Christian Delorme aussi bien que l’imam Tarek Oubrou ou le rabbin Yann Boissière nous ont bien dit qu’ils n’étaient pas forcément représentatifs de leurs communautés respectives elles-mêmes fort diverses et partagées. Mais comment ne pas ressentir, malgré tout, qu’à travers cette attitude de proximité, d’écoute, de compréhension, chacun d’eux incarnait sans doute le meilleur de sa propre tradition ? 

Impossible, vous le comprendrez, de reprendre ici la totalité de ces échanges. Trois réflexions me paraissent, cependant, devoir être retenues comme essentielles : la première porte sur les conditions même de la rencontre et du dialogue ; la deuxième sur les contours de la laïcité ; la troisième sur les voies, possibles, d’une mise en œuvre du vivre-ensemble.

Renoncer à une partie de soi,

pour s’enrichir de la différence de l’autre

1 – Les conditions de la rencontre et du dialogue concernent non seulement les religions entre elles mais également les religions et le monde agnostique ou athée dans lequel elles baignent aujourd’hui, au moins dans nos sociétés occidentales développées. On pourrait y ajouter le dialogue interne à chacune des religions dont les intervenants à la table ronde ont souligné qu’il n’était pas forcément le plus facile. C’est bien connu, on ne se déchire  jamais aussi bien qu’en famille.

Cette réflexion sur les conditions de la rencontre et du dialogue entre croyants mais également entre croyants et non-croyants, est d’autant plus pressante que certains de nos compatriotes partagent volontiers cette idée que les religions, notamment monothéistes, seraient source d’intolérance et de violence, du fait même de leur prétention à détenir la Vérité et à vouloir l’imposer à tous. Une opinion sans doute renforcée par le terrorisme islamiste, mais pas uniquement. Nous voyons bien, dans nos débats de société (Mariage pour tous, avortement, PMA, GPA, euthanasie…) que l’expression de la position de l’Eglises catholique, notamment, est souvent perçue comme une ingérence inadmissible dans une République laïque et un élément de division – donc de violence – là où existerait une forme de consensus citoyen. 

Mardi soir, la pièce du fr. Adrien Candiard, Pierre et Mohamed (7), nous a tous bouleversés par sa justesse, faite de simplicité et de profondeur à la fois. En préambule à un long témoignage sur la richesse de «l’humanité plurielle», on y entendait ce propos de Pierre Claverie : « Avant le temps du dialogue il faut le temps de l’amitié ». Et l’amitié suppose la rencontre, bienveillante et sans préjugé. Dans cette perspective le père Christian Delorme nous a invités « à faire place à l’autre qui a quelque chose à m’apporter. » Ce qui suppose déjà une certaine disposition du cœur et de l’esprit, évoquée par Tarek Oubrou : être capable d’échapper à ce qu’il a appelé l’egolâtrie (l’adoration de soi), c’est-à-dire savoir se libérer de soi-même et d’un trop plein de certitudes.

Ne nous méprenons pas : le message de l’Imam de Bordeaux représente en soi une forme de révolution dont il n’est pas sûr qu’elle reçoive l’acquiescement profond de tous ni même l’assentiment sans réserve de nos Eglises, lorsqu’il nous dit que la rencontre de l’autre  – dans un rapport d’altérité – suppose l’altération. Il n’y aurait de dialogue “en vérité“ que si j’accepte la perspective de pouvoir renoncer à une partie de ce que je suis, pour m’enrichir de la différence de l’autre. Il nous faut, dit-il « Permettre au croyant d’être apaisé, de ne pas avoir peur d’accueillir la différence. Bref : d’être à l’aise dans sa propre tradition tout en s’ouvrant à la vérité de l’autre. » Et d’ailleurs, l’expérience nous le montre : il n’est effectivement d’ouverture à la rencontre de l’autre possible que si je suis enraciné dans ma propre tradition, assuré de ma propre identité, ce qui me permet d’accueillir sa différence autrement que comme une menace.

Ne pas enfermer Dieu

dans l’idée que nous nous faisons de la Vérité

Se trouve ici formulée rien moins que la question de la Vérité. J’aime, personnellement, cette provocation du physicien danois Niels Bohr lorsqu’il déclare : «Une vérité superficielle est une affirmation dont l’opposé est faux ; une vérité profonde est une affirmation dont l’opposé est aussi une vérité profonde.» Il parle ici, bien sûr, en scientifique. Mais je crois sincèrement que cette pensée peut éclairer notre approche du dialogue inter-religieux ou inter-convictionnel. Non pas dans un esprit de renoncement  mais de respect. 

Cela nous a été dit par l’ensemble de nos trois intervenants : gardons-nous bien de prétendre enfermer Dieu dans l’idée que nous nous faisons de la vérité. Et le rabbin Yann Boissière nous a sans doute ouvert une porte précieuse, bien dans la tradition juive, en nous invitant à développer notre capacité d’interprétation permanente des textes, contre la tentation de vouloir les figer pour l’éternité ou de les traduire en dogmes intangibles. « Nous passons du monde du mental au monde de la conscience. Et le monde de la conscience est un monde de paix.» Car, ajoutait Tarek Oubrou : « Les doctrines évoluent parce que les paroles de Dieu sont infinies ».

Mais les jeunes catholiques français en sont-ils conscients ? Le père Christian Delorme nous a dit son sentiment d’un « recul sérieux de l’Eglise catholique en France », sur ces questions, et l’urgence qu’il y avait, selon lui, à « initier les jeunes générations de croyants, à l’enseignement de Vatican II, dans Nostra aetate, sur le dialogue interreligieux.» pour contrer leur dérive identitaire.

La République est laïque, pas la société

2 – Je l’évoquais plus haut, si, pour nos concitoyens, les religions sont perçues comme sources de violence, alors, le vivre-ensemble suppose une limitation de leur visibilité et de leur expression dans l’espace public. Or, là encore, le prêtre, l’imam et le rabbin se retrouvent sur une même analyse : si la République est laïque la société française, elle, ne l’est pas. (Emmanuel Macron ne disait pas autre chose, après bien d’autres, aux évêques de France dans son récent discours au Collège des Bernardins). Et la laïcité ne peut pas être une sorte de religion civile athée de substitution aux diverses traditions religieuses qui, avec d’autres références philosophiques, font la richesse de notre pays. La loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat garantit à chacun la liberté de sa croyance ou de sa non-croyance et celle de l’exprimer, y compris dans l’espace public. 

On voit bien qu’aujourd’hui, dans un contexte de post-modernité, l’actualité n’est plus à l’effacement voire à la disparition du religieux comme certains l’annonçaient un peu hâtivement mais à son retour, sous des formes parfois sauvages. Vouloir en interdire l’expression publique au nom de la laïcité, serait la meilleure façon – ou plus exactement la pire – de renforcer les communautarismes que l’on prétend combattre par ailleurs. Comme vous, j’ai entendu Tarek Oubrou nous dire : « L’Islam est une spiritualité compatible avec la civilisation Occidentale. Les musulmans auront, certes, la France qu’ils méritent mais en France, vous aurez aussi les musulmans que vous méritez !».

On le sait, la culture est la meilleure antidote à la violence. Peut-être est-ce même là sa fonction première. Mais aussi la parole et les gestes les plus simples, nous a rappelé le père Christian Delorme, comme le fait d’aider une femme voilée à rentrer dans le bus avec sa poussette. Si des hommes et des femmes, profondément croyants, ne peuvent exprimer pacifiquement leurs convictions dans l’espace public, alors ils seront tentés de s’opposer à une société qui les ignore, les méprise ou les rejette de manière violente. Ce sont là ces «identités meurtrières» évoquées par le père Delorme citant l’écrivain libanais Amine Maalouf.

Former les jeunes à la laïcité

Il est donc urgent d’introduire l’enseignement du fait religieux à l’école et dans le même temps, l’éducation à la laïcité telle que définie dans nos textes législatifs. Yann Boissière disait y voir la meilleure façon de donner consistance au principe républicain de fraternité inscrit aux tympans de nos édifices publics. De ce point de vue, l’expérience des jeunes militants de l’association Cœxister, invités à s’exprimer au terme de la table ronde, apparaissait comme une réponse particulièrement pertinente à ce défi. Puisqu’elle propose à la jeunesse de notre pays, et tout à la fois : de se rencontrer dans la diversité des convictions et appartenances de chacun, de s’engager solidairement au service des plus pauvres plutôt que de s’épuiser à vouloir se mettre d’accord sur des approches théologiques (8), et de participer à des actions de sensibilisation en milieu scolaire. Des actions qui témoignent déjà de la possibilité même de cette cœxistence puisqu’elles se font de manière volontaire, à plusieurs voix, comme ici, à Lourdes, devant nous, avec Floraine la juive, Mahmoud le musulman et Samuel le catholique…  

3 – Cœxister nous fournit donc l’amorce de la réponse à la troisième des questions que je formulais plus haut : celle des voies possibles pour une mise en œuvre du vivre-ensemble ? Cette jeune initiative, confirme à sa manière les propos de Yann Boissière lorsqu’il souligne « la richesse de la vie associative dans notre pays » comme ceux du père Christian Delorme pour qui, dans le domaine du vivre-ensemble comme ailleurs : « la société est en avance sur les politiques ».

Pardon de m’être aussi longuement attardé sur cette question. Mais la spontanéité de vos réactions sous forme d’applaudissements, et l’enthousiasme de vos commentaires mardi, à l’issue de cette table ronde, étaient, je crois, à la hauteur de la qualité des interventions que nous venions d’entendre.

 

2 – LE DEFI DE LA FAMILLE

« Elle est belle la famille » a scandé Michel Billé, avec une évidente provocation, en évoquant tour à tour la destinée tragique d’Œdipe dans la mythologie grecque, celle d’Adam et Eve et de leurs deux fils dans l’Ancien Testament et pourquoi pas celle de la Sainte Famille. Car enfin, je vais oser à sa place : voilà le type même de la famille moderne, fort peu chrétienne en apparence : une maman célibataire enceinte du fait d’un géniteur inconnu et sauvée du déshonneur par un père d’adoption de l’enfant qui veut bien l’épouser… Le sociologue a préféré mettre en avant une autre forme de modernité en soulignant : « Joseph l’épouse parce qu’il l’aime. »

La diversité des familles ne doit pas faire peur

Inutile de s’appesantir : ces nouvelles réalités familiales sont là, près de nous, chez nous, dans leur extrême diversité. Nous sommes passés de la famille indivise, élargie, où plusieurs générations cohabitaient sous le même toit, à la famille conjugale ou nucléaire ; de la famille décomposée à la famille recomposée ou monoparentale ; avec l’irruption, plus récente, de familles homosexuelles masculines ou féminines. Diversité renforcée encore par les mariages mixtes, les métissages, la quasi parité de chiffres entre mariages et pacs, le fort taux de divorcialité, la naissance hors mariage d’un enfant sur deux… J’en passe ! Et pourtant nous a dit Michel Billé « tout cela fait famille ». Mais avec ce paradoxe en forme de défi : « Ce qui fait famille est le choix de se relier durablement mais dans des sociétés qui semblent ne vouloir valoriser que l’éphémère ». La société de consommation ayant persuadé l’opinion que la fidélité – aux marques – n’était jamais que la peur du changement. Dans le couple aussi ? 

Cette diversité des familles « ne doit pas faire peur » nous ont dit, chacun à sa manière,  l’ancienne ministre Michèle Delaunay et le père André Guimet. Elle pourrait bien s’accentuer encore, dans un proche avenir, avec le développement des techniques d’assistance médicalisée à la procréation : PMA, GPA, bientôt utérus artificiel… au-delà des seuls cas d’infertilité biologique. Sujets complexes dont nous sentons bien qu’ils divisent les Français plus que ne le laissaient entendre les sondages, comme en témoignent les résultats des récents Etats Généraux de la bioéthique. 

L’inconditionnalité de l‘accueil

Tout ce qui est rendu possible par la médecine est-il souhaitable ? Eternelle question déjà formulée par Rabelais : «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.» Je ne suis pas sûr d’avoir entendu exactement les mêmes réponses de la bouche de Michèle Delaunay et de ses collègues de débat. Mais je tenterais volontiers cette proposition de «compromis» en situant la problématique en deux temps. A l’heure du débat, de la délibération démocratique sur des questions de société comme aujourd’hui l’élargissement de la PMA à toutes les femmes, il n’est pas illégitime de faire entendre les questionnements éthiques qui peuvent être les nôtres, au regard de l’égalité des droits des enfants à naître. Je soumets à votre méditation cette réflexion du théologien protestant Daniel Marguerat, « L’Eglise gagne en fidélité évangélique à ne pas se poser en donneuse de leçons mais à être la conscience inquiète de nos société ». (9)

Pour autant – c’est le second temps de mon compromis – et je reprends ici les mots mêmes de Michel Billé : « Si ce type de société advient, comment je fais pour ne pas renoncer à la relation avec ceux qui vivent ces réalités ?» Et là, j’ai bien entendu, comme vous, une convergence dans l’expression de la ministre, du sociologue et du prêtre : l’urgence, l’impératif éthique est à l’accueil sans condition et à l’accompagnement des personnes dans ce qu’elles vivent. «Je vois l’Eglise comme un hôpital de campagne après une bataille…» déclarait le pape François dans son interview aux revues jésuites, quelques mois à peine après son élection de 2013. (10) Lors de la table ronde, le père André Guimet nous a rappelé l’invitation du même pape François au chapitre huit de son exhortation apostolique sur la famille à «Intégrer les fragilités», à reconnaître la richesse de ce que vivent les personnes, même si certaines réalités nous désarçonnent. Oser entendre le désir de fidélité d’un couple homosexuel, oser voir en tout enfant né de PMA ou de GPA, même dans l’illégalité, un enfant de Dieu qui doit être accueilli comme tel.

Dans ce débat sur la famille, une place, légitime, a été accordée aux grands-parents que vous êtes pour la plupart, ou parfois grands-oncles ou grand-tantes. Pour souligner cette réalité que vous constituez une génération pivot totalement nouvelle, venue s’insérer entre la fin de la vie professionnelle et l’entrée dans la grande vieillesse (11), où vous vivez une double solidarité avec vos descendants : enfants et petits enfants – pour d’autres, neveux et nièces – et vos ascendants devenus plus fragiles ou dépendants. Ce qui justifie l’emploi par Michèle Delaunay de l’expression «révolution de la longévité» plutôt que de la vieillesse. Les retraités comme «colonne vertébrale de la cohésion sociale» refusent de se situer «en retrait» de la société où ils s’investissent par millions dans la vie associative, communale ou paroissiale. Voilà bien une réalité dont il n’est pas sûr que les responsables politiques qui nous gouvernent aient pris la juste mesure. 

S’interroger aussi sur les causes

Je vous ferai tout de même un aveu. Au regard de l’encyclique Laudato si’ qui nous a servi de fil conducteur au cours de ces journées, je suis un peu resté sur ma faim. Sur ma faim que nous ayons simplement acté l’évolution des réalités familiales comme si elles étaient sans causalité aucune, en quelque sorte le simple fruit d’une génération spontanée. Resté sur ma faim que nous n’ayons pas au moins esquissé l’idée que les questions liées à la famille sont universelles et qu’ici, chez nous, comme ailleurs, en Afrique, en Asie, en Amérique latine ce sont aussi les conditions faites à des centaines de millions de travailleurs par le système économique qui provoquent les plus grands bouleversements dans la vie des gens. Les excès de l’économie libérale, le commerce des armes qui nourrit les guerres et génère les phénomènes migratoires, le développement des marchés de la drogue et de la pornographie, le réchauffement climatique, les gaspillages de la société de consommation – tous dénoncés par le pape François d’une manière ou d’une autre dans Laudato si’ – ont un impact direct sur la réalité du vécu familial. 

Dès lors, suffit-il en “bons chrétiens“, de se dire attentifs à l’accueil de la diversité ? Ce que je crois profondément nécessaire. N’avons-nous pas aussi à nous interroger sur notre possible aveuglement, sur notre passivité au regard de systèmes économiques qui rendent la vie familiale – quelle qu’en soit la forme – objectivement difficile pour les générations de nos enfants et petits-enfants ? 

Et cette observation me servira de transition vers notre troisième enjeu qui est celui de la santé. Car, de la même manière, il m’a semblé manquer, dans nos échanges un véritable diagnostic en même temps qu’une tentative de recherche des causes. Est-ce fatalité que le suicide des agriculteurs ou des salariés de France telecom, que le burn out des cadres ou l’augmentation de la consommation de drogues chez les jeunes ? Au regard des exigences formulées par le pape François dans Laudato si’, conformes à la doctrine sociale de l’Eglise, pouvons-nous continuer à envisager sans limite de possibles prise en charge, dans nos pays, d’actes médicaux sans lien avec des questions de santé, alors qu’un milliard d’êtres humains peut-être de par le monde n’ont toujours pas accès aux soins les plus élémentaires ? Une question formulée, il est vrai, dans la vidéo, par l’un des jeunes de Taizé qui évoquait « l’injustice d’un monde où seuls les riches pourraient se soigner.»

Mais je suis, moi aussi, un peu injuste, j’en conviens, car la quatrième table ronde sur l’enjeu écologique a introduit, sur ce point, quelques questions pertinentes. J’y reviendrai.

 

3 – LE DEFI DE LA SANTE

Sur le défi de la santé, je retiendrai ici deux idées fortes, largement développées par les participants à la table ronde et qui toutes deux me semblent riches d’espoir.

Du bien vieillir au bien mourir

La première, formulée par Marie de Hennezel, concerne le vieillissement. Soyons conscients, vous et moi, de l’enjeu que représentera, dans les toutes prochaines décennies, l’arrivée massive au grand âge des générations nombreuses du baby boom. Et du poids possible – économique et social – de la dépendance. Ne nous cachons pas la réalité : certains pensent déjà, sans honte, qu’une légalisation rapide de l’euthanasie pourrait être une réponse, parmi d’autres, à ce défi. 

C’est dire que l’enjeu du bien vieillir est essentiel. Essentiel pour les personnes elles-mêmes, essentiel pour la collectivité qui a tout à gagner à ce que le plus grand nombre aborde de manière sereine cette ultime étape de l’existence. « Vieillir, nous a dit Marie de Hennezel, est une aventure spirituelle ». Et de citer Saint-Paul mais également Victor Hugo : « Mon corps décline, ma pensée croît. » Ce bien vieillir, suppose qu’on en finisse collectivement avec l’illusion de rester jeune. Pourtant, nous l’avons entendu, dans le même temps, du côté de la Sillicon Valey, des utopistes transhumanistes construisent le marché, qu’ils espèrent juteux, de la jeunesse éternelle et de la promesse d’immortalité. Humanisme donc contre transhumanisme… le combat sera rude ! 

Le bien vieillir dont il est ici question semble pouvoir déboucher, tout naturellement, sur un bien mourir. Au sens du souhait exprimé par cette personne dont nous a parlé la psychologue clinicienne. Souvenez-vous ce qu’elle disait : «Au moment de mourir je veux entendre la vie autour de moi ». Claire allusion à sa famille et à ses proches. C’était là, nous dit Marie de Hennezel, sa vision de la véritable dignité de la mort dans la douceur. Ce que permet aujourd’hui la loi Claeys-Leonetti. Mais qui suppose une meilleure connaissance, une meilleure appropriation de la part des praticiens et du public, et une meilleure mise en œuvre. Au risque de voir les partisans d’une légalisation de l’euthanasie revenir à la charge à la première occasion.

Faire échapper la santé à la seule médecine

Des interventions du docteur Julie Cosserat et d’Elisabeth Marshall, je retiendrai volontiers des évolutions dans l’approche de la santé qui nous font échapper à la tyrannie de la technique médicale. Lorsque la médecine interniste, même limitée à l’univers hospitalier, appréhende la personne dans sa globalité et mise sur la qualité de la relation et du regard dans le contact médical, voilà qui semble porteur d’avenir.

Lorsque les patients, comme l’observe Elisabeth Marshall, sans renoncer à la médecine traditionnelle, semblent vouloir se prendre en charge personnellement, au travers de médecines complémentaires (plus qu’alternatives) ou de médecines de mode de vie, voilà qui est également source d’optimisme. Lorsque des enquêtes scientifiques démontrent la corrélation positive entre développement de la vie intérieure et bien être physique voilà qui donne à espérer. De même, lorsque les jeunes générations font le lien entre leur propre santé et la santé de la planète, notamment à travers la qualité de l’alimentation…

A cela j’ajouterai une autre évolution, plus sujette à polémique dans certains milieux : le refus, par certaines jeunes femmes, de toute contraception chimique. Non par moralisme ou obéissance docile à l’enseignement du magistère, ce qui ne serait pas péché a priori… Mais au nom d’un choix écologique et d’un triple refus : refus de s’en remettre pour sa vie intime à la dictature de la médecine et de la science, refus de polluer les nappes phréatiques par des rejets hormonaux, refus d’engraisser l’industrie pharmaceutique. Une position peut-être conservatrice sans être pour autant réactionnaire. 

Mais, vous l’avez compris, nous sommes là, déjà, au cœur de notre quatrième défi : celui de l’écologie. 

 

4 – LE DEFI DE L’ECOLOGIE

Faut-il s’en étonner ? les trois intervenants de cette table ronde ont posé le même diagnostic alarmiste sur la question écologique. « Il sera bientôt trop tard » titrait le Monde voici quelques mois en publiant le manifeste de quelque 15 000 scientifiques du monde entier, rappelle d’entrée le journaliste de la Vie Olivier Nouaillas. La destruction de la biodiversité a dépassé la ligne rouge, prévient la documentariste Marie-Monique Robin,  puisqu’on en est aujourd’hui à envisager une sixième extinction des espèces, la précédente remontant à soixante-cinq millions d’année. Au cours de ces dernières décennies, en nos pays, 80% des insectes, 30% des oiseaux ont disparu. Qui d’entre nous ne s’est étonné, à l’occasion d’une promenade dans la campagne, de la disparition des papillons, de la mortalité des abeilles ? 

Là encore, inutile de s’attarder sur le constat. Chacun l’a bien à l’esprit. Sauf peut-être, pour souligner avec l’ancienne ministre de l’écologie Corinne Lepage, l’impact de cette crise écologique sur la santé, encore sous-estimée par l’opinion, avec la multiplication des cancers et leucémies, de l’autisme chez les enfants, l’apparition précoce de maladies neuro-dégénératives survenant autrefois à un âge plus avancé ou encore la perte de la fertilité masculine qui explique, pour une part, la requête nouvelle de demande d’aide médicalisée à la procréation, hier encore sans objet. 

Ce n’est pas la planète qui est en jeu, c’est la vie ! 

« Ce n’est pas la planète qui est en jeu, elle nous a précédés et nous survivra, c’est la vie ! Et dans la vie, il y a nous. » nous a dit Corinne Lepage. Et Marie-Monique Robin de lui répondre en écho « Nous détruisons la maison commune. Mais si elle meurt, c’est nous qui disparaîtrons avec. » Alarmisme inconsidéré ? Il semble qu’aujourd’hui le constat fasse l’objet d’un réel consensus scientifique même si, ici ou là, quelques lobbies des industries pétrolières ou chimiques prétendent se prévaloir de la caution de quelques chercheurs.  

C’est dans ce contexte, qu’à la veille de la Cop 21 est parue l’encyclique du pape François « Sur la sauvegarde de la maison commune». Un événement salué internationalement, bien au-delà du seul monde catholique, notamment dans le monde écologique. Olivier Nouaillas nous en a rappellé la raison essentielle : ce texte mettait fin à un vieux contentieux entre l’Eglise et les écologistes : celui d’une vision anthropocentrique de la Création ou l’homme semblait, par volonté divine, se voir attribuer droit de vie et de mort sur les espèces animales. Pour le reste, le pape y dénonce avec force l’impasse d’un type de croissance qui ne pourrait être généralisé à l’ensemble de l’humanité sans «conduire à la catastrophe» et souligne la dimension sociale de la crise écologique dont les plus pauvres sont déjà les premières victimes. Il nous faut, dit-il, « écouter la clameur de la terre et des pauvres ». C’est pourquoi il nous presse, sans plus tarder, à «changer de style de vie pour faire pression sur les détenteurs du pouvoir.» avant d’ajouter : « Il faudra inviter les croyants à être cohérents avec leur propre foi, et à ne pas la contredire par leurs actions. » Notamment au travers de la mise en œuvre de ce qu’il appelle et définit comme « écologie intégrale ». 

Empêcher que le monde ne se défasse

Comme en écho, les participants à la table ronde nous ont dit, me semble-t-il, trois choses essentielles. 

1 – La révolution écologique est possible. Ca marche. Les exemples sont aujourd’hui nombreux, par exemple, de conversions à une agriculture biologique respectueuse de la nature et rentable, par le biais de circuits courts, avec en prime des gens heureux parce qu’ils ont retrouvé un sens à leur vie. Même si cela reste encore limité. Même s’il ne suffit pas de multiplier des réalisations de ce type pour changer réellement de paradigme économique et trouver, du jour au lendemain, une réponse pertinente aux besoins de la population mondiale.

2 – Il y a urgence. Demain il sera réellement trop tard. Le pape François écrit lui-même « Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement ». Pourtant, combien d’attentisme, de reculades au regard des engagements de la Cop 21 ! Corinne Lepage résume sans doute bien la frilosité des politiques par cette citation du philosophe Jean-Pierre Dupuy : « Ils ne croient pas ce qu’ils savent ». Ils disent et ne font pas ! 

3 – La conséquence en est la nécessaire mobilisation des opinions publiques et des religions, à laquelle appelle ouvertement le pape François, pour développer des formes d’action individuelles et collectives et faire pression sur les pouvoirs publics qui, contre des intérêts économiques et financiers, ne se résoudront sans doute aux changements nécessaires que sous la pression des citoyens que nous sommes. Dans ce combat vous, retraités, avez toute votre place à tenir. Même si, il est vrai, les jeunes générations se montrent plus immédiatement sensibles à la notion de « limites » à redécouvrir au regard des dérives de notre mode de croissance.

En 1957, à Stockholm où il recevait le prix Nobel de littérature, Albert Camus déclarait : « Chaque génération sans doute se croit vouée à refonder le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » (12) Il y a un demi siècle, la génération 68 à laquelle j’appartiens et un certain nombre d’entre vous aussi, rêvait de refaire le monde. Celle de nos petits-enfants de 2018 me semble plus proche de la pensée de Camus, angoissée du saccage de la planète que nous n’avons pas su prévenir, attentive à « empêcher que le monde ne se défasse.»

 

CONCLUSION

Chers amis, au moment de conclure, je me sens partagé entre le sentiment de vous avoir peut-être accablé de trop d’informations, formulées de manière un peu trop abstraites et celui de n’être pas allé assez loin, assez profond dans la réponse à vos attentes. 

En commençant cet exposé, j’ai dit ma gratitude à votre Présidente pour la confiance renouvelée de votre mouvement, à mon égard, depuis deux décennie.

En le terminant, c’est à vous tous que je voudrais témoigner de mon estime. Je vais vous dire les choses simplement, en toute franchise. Le soupçon fleurit parfois ici ou là d’un Mouvement Chrétien des Retraités dont la base militante serait âgée et sans doute un peu « en retrait » – puisque retraitée – par rapport aux grands défis de notre société.

Je sais lire les réactions d’une salle, interpréter ses silences, ses désaccords ou ses acquiescements. Depuis presque trois jours que je vous observe, j’ai constamment été frappé par la générosité de vos réactions. Par l’ouverture d’esprit et de cœur que manifestaient vos applaudissements là où d’autres auraient anticipé de possibles crispations, frilosités, rejets ou repliements. 

J’ai compris combien les vidéos tournées à Taizé, qui introduisaient chacune des séquences, correspondaient à votre désir profond de dialogue intergénérationnel mais aussi d’ouverture sur les réalités d’autres pays sur d’autres continents. Et j’ai été heureux que les gazouillis d’un bébé, blotti dans les bras de sa jeune maman, représentant votre partenaire du CCFD-Terre solidaire, viennent régulièrement rajouter une touche de gaité et de fraîcheur à votre assemblée, sans vous effaroucher. 

A 70 ans depuis quelques semaines à peine, je partage bien des questionnements qui sont les vôtres comme celui de la transmission. Et je sais ses possibles échecs. Comme vous je me souviens, dans les vidéos qui nous ont été projetées, de cette évocation de personnes âgées qui parfois, parviennent à transmettre la foi à des étrangers là où elles n’ont pas réussi à le faire dans leur propre famille. Mélange inextricable de joie et de souffrance.

Nous sommes les héritiers de nos cadets

J’ai entendu l’hommage que vous a rendu Samuel Grzybowski, le jeune fondateur de Cœxister, lorsqu’il vous a dit : « Vous êtes les racines de vos petits-enfants. Notre génération a besoin de votre confiance. » Il se faisait là l’écho de sa rencontre au Vatican avec le pape François par, l’entremise du cher cardinal Etchegaray, où il avait entendu de la bouche du Saint Père : « C’est l’alliance entre la force de la jeunesse et l’expérience de l’âge qui vous – nous – permettra d’atteindre la vraie sagesse. » De même que je me suis senti émerveillé de votre générosité, je suis admiratif de la manière dont ces jeunes savent pendre à bras le corps quelques uns des grands défis de notre société, tel celui du vivre ensemble. 

J’ai gardé en mémoire le geste et le commentaire du petit fils de Michel Billé disant au SDF rencontré dans la rue : « Tu sais monsieur, si tu as besoin d’argent tu peux en demander à grand-père, il en a ». J’ai vécu à peu près la même aventure. Il y a quelques semaines, m’engageant sur une bretelle d’autoroute qui débouchait sur le boulevard périphérique parisien, j’ai ouvert la vitre côté conducteur pour donner un peu d’argent à un brave homme qui faisait la manche, à deux pas de son campement de fortune, au milieu des gaz d’échappement. A ma petite fille de six ans et demie qui demandait une explication, mon épouse a répondu que cet homme n’avait pas de maison et vivait là, dans la rue, de mendicité. Et qu’il fallait l’aider. C’est alors que j’ai entendu : « Mais vous, vous en avez deux de maisons, vous pouvez pas lui en donner une ? » 

J’en termine vraiment. Cessons de penser que la transmission, qui parfois nous obsède, ne saurait s’opérer que des plus âgés vers les plus jeunes. Et réjouissons de découvrir parfois que nous sommes tout autant les héritiers de nos cadets. 

Je vous remercie.

© Rene Poujol et MCR / 2018

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  1. Les animateurs des quatre tables rondes étaient : Arnaud Bevilacqua (La Croix), Maryvonne Buss (Pèlerin), Laurent Grzybowski (La Vie) et Anne Kerléeo (RCF).
  2. La veille, animant une table ronde sur le défi de la santé avec trois intervenantes féminines, Laurent Grzybowski avait souligné la parfaite parité homme-femme de ces journées, parmi les intervenant, et souligné que seul René Poujol, dans sa synthèse, ferait exception à la règle. 
  3. Luc. 18,8.
  4. Laudato si’ n°143
  5. Joseph Delteil, Jésus II, dans Oeuvres complètes, Grasset, p.533 et 527
  6. Journées Essentiel’Mans, organisées par le diocèse, 18 et 19 octobre 2013. 
  7. Adrien Candiard, Pierre et Mohamed, Ed. Tallandier, Cerf. 
  8. Débattre de l’identité du Christ entre juifs, chrétiens, musulmans et agnostiques ou athées ne peut déboucher sur rien. Alors que les uns et les autres peuvent se retrouver et mieux se connaître sur cette règle d’or de la morale universelle : «Fais à l’autre ce que tu voudrais que l’on te fasse à toi-même.»
  9. Daniel Marguerat, commentaire du livre du pape François, L’Eglise que j’espère, Flammarion-Etudes 2013, p. 217
  10. ibid. p.68
  11. (10) Au lendemain du Second conflit mondial, le départ en retraite, autour de 65 ans ou plus, coïncidait souvent avec l’entrée dans la vieillesse. L’entre deux des modernes «seniors» n’existait quasiment pas. Une tranche de vie supplémentaire d’une quinzaine d’années gagnée en un demi siècle par l’abaissement de l’âge du départ en retraite et l’augmentation parallèle de l’espérance de vie. 
  12. Cité par Mgr Jacques Gaillot dans l’ouvrage : Mai 68 raconté par des catholiques, Ed. Temps Présent, p. 50-51.