Que peut-on dire de la « Loi naturelle » ?

L’élection présidentielle a été présentée, ici ou là, comme engageant des choix éthiques fondamentaux. La «loi naturelle» a parfois été avancée comme argument de débat. C’est à l’émergence et au développement de ce concept au cours des siècles, qu’Elisabeth Dufourcq consacre son dernier ouvrage. Un livre magistral, essentiel aux débats de notre époque, sur lequel elle s’explique dans cet entretien réalisé pour la Lettre des Semaines sociales de France (*)

 

 

La période électorale dont nous sortons a été marquée, dans le monde catholique, par des débats autour de la notion de «principes non-négociables» (respect de la vie, mariage hétérosexuel…) qui pouvaient être interprétés comme l’impossibilité pour un chrétien de voter pour le candidats socialiste. Sommes-nous là dans l’objet de votre étude historique sur la loi naturelle ?

 

Oui et non. En France, pays démocratique et laïque, les électeurs chrétiens se retrouvent dans différentes familles de pensée. A l’intérieur de celles-ci, c’est en amont et par un engagement précoce que les chrétiens peuvent le mieux faire respecter leurs différences. Le Décalogue qu’ils ont en commun avec les Juifs et le Sermon sur la Montagne qu’ils ont reçu en propre mais qui est universel, les obligent à respecter les exclus, les étrangers, la vie des faibles, depuis ses débuts jusqu’à son extrême fin ( « tu ne tueras pas »).

 

La référence à la loi naturelle peut-elle les aider  ? 

 

Oui et non là aussi, car elle peut être mal comprise. Il ne faut pas perdre de vue que la notion de loi naturelle nous a été léguée par l’antiquité hellénistique, période peu regardante sur le droit des femmes, des vaincus et des faibles, en particulier des pauvres, facilement réduits en esclavage.

 

Mais en même temps, le respect de la loi naturelle partait déjà d’une croyance pré-chrétienne en une justice immanente et universelle à laquelle ni le pouvoir civil ni même les Dieux ne devaient se dérober. Bien avant la venue du Christ, Platon et plus tard Cicéron – grands philosophes mais hommes politiques malheureux – s’y référaient pour affirmer la soumission du pouvoir civil aux principes d’une « loi naturelle » immuable. Plus tard, leurs disciples en firent découler un « droit naturel » qui, lui, fluctua plus souvent au gré  des conquêtes ou des alliances avec les peuples voisins.

 

Confronter ces intuitions avec la réalité des lois civiles et religieuses qui, autour de la Méditerranée, en chrétienté comme en terre d’islam, les ont déclinées pendant des siècles aide à mieux comprendre les réflexes juridiques de notre temps.

 

Lorsqu’elle se rattache à l’idée d’une conscience individuelle, la référence à la loi naturelle est précieuse pour protéger les faibles contre les tyrannies. L’Antigone de Sophocle résiste à Créon. Cicéron résiste à l’opinion publique. Au lendemain de guerres civiles atroces, il meurt assassiné mais frappe cette formule reprise par les écoles du Moyen Age.  « La loi naturelle n’est pas ce que génère l’opinion » (quod non opinio genuit).

 

Quel enseignement en tirer ? Un exemple récent nous le dit. Dans un entretien donné au printemps dernier, Marisol Touraine, s’exprimant sur le sujet de l’euthanasie, est tombée, me semble-t-il, dans le piège d’une soumission de la norme à l’opinion publique. « Je remarque que sur ce sujet, l’opinion est très massivement en faveur d’une évolution du droit ». L’histoire du XXe siècle n’a-t-elle pas suffisamment prouvé que l’opinion publique  peut se tromper massivement lorsqu’elle autorise les pouvoirs dominants à transgresser le Décalogue ?

 

La référence à la loi naturelle n’est-elle pas une aide pour lutter contre les pouvoirs iniques ? 

 

Il faut bien reconnaître que dès l’Antiquité, mais aussi au Moyen Age puis à l’ère des conquêtes coloniales, des pouvoirs établis ont trop souvent jugé « naturel » de l’instrumentaliser à leur profit. En chrétienté comme en terre d’islam, des métaphysiciens ou des théologiens que l’on oserait dire « de cour » ont ainsi qualifié de « naturels » des préjugés enracinés dans des sociétés patriarcales, dominées par des princes d’Eglise ou d’Empire. De part et d’autre de la Méditerranée, jadis romaine, et citations d’Aristote, de Sénèque, de Boèce, d’Averroès et de bien d’autres à l’appui, ces « sages » ont parfois  justifié tout et n’importe quoi au nom de la loi naturelle : entre autres : le maintien de la soumission des femmes, l’esclavage des captifs, l’homosexualité antique ou son interdiction, la prohibition du prêt à intérêt, du reste allègrement tournée dans la réalité du commerce…

 

Aujourd’hui, c’est en réaction contre des lois présentées comme intangibles parce que « naturelles » que Marisol Touraine observe : « on ne peut pas dire de toute éternité ce qui est bon pour la société. » Reste à savoir si, sous le paravent de mots-clés, un arbitraire pourrait, ou non, en cacher un autre. Est-il normal, dans une démocratie, qu’un citoyen candidat citoyen court-circuite le pouvoir des représentants du peuple en annonçant : « J’ouvrirai le droit au mariage et à l’adoption aux couples homosexuels. »  Par eux-seuls, ni le mot « normal », ni le mot « naturel » ne garantissent la justice.

 

Dans votre ouvrage, vous soulignez que, depuis une vingtaine d’années, le concept de loi naturelle a suscité un nouvel intérêt parmi les philosophes du droit et les théologiens catholiques. Comment l’expliquer ?

 

Dans une période de bouleversements géopolitiques et technologiques, notamment  dans  le domaine de l’électronique qui commande la finance spéculative et dans celui de la chimie du vivant dont les avancées ont modifié le paysage démographique, rechercher à neuf les fondements d’une éthique universelle est une démarche catholique au sens très noble et premier du terme.

 

Dès 1993, quatre ans après la chute du mur de Berlin et tandis que les équilibres  mondiaux basculaient au profit de l’Asie, le théologien allemand Hans Küng, constatant que la Déclaration universelle des droits de l’homme n’avait pas été universellement adoptée, réunit un « Parlement des religions du monde », non pas pour tenter un effort utopique d’unification mais pour « reconnaître leurs exigences déjà communes, en dépit de leur diversité. »

 

Onze ans plus tard, soit trois ans après les attentats du 11 septembre qui replaçaient brutalement les différences religieuses au coeur des conflits politiques, le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et président de la  Commission théologique internationale, proposait à son tour de développer une recherche  éthique à visée universelle. Mais pour ce faire, il demandait plutôt que soit reprise à neuf  la doctrine de la loi naturelle dont le concile réformateur de Vatican II n’avait guère parlé mais sur laquelle l’encyclique Humanae Vitae s’était fondée pour affirmer l’intangibilité de préceptes relatifs à la procréation.

 

En 2009, paraissait enfin le texte théologique intitulé « A la recherche d’une éthique  universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle ». Il reconnaissait que le christianisme n’avait pas le monopole de la loi naturelle. Il faisait preuve d’une ouverture aux valeurs de l’Islam et des grandes religions orientales. Mais il balisait la démonstration à l’intérieur d’un cadre néo-classique et néo-scolastique implicitement présenté comme « non négociable ».  « En empruntant à la philosophie grecque la notion de loi naturelle, la pensée catholique en manifeste d’emblée l’universalité… Avec la scolastique médiévale et principalement avec  saint Thomas d’Aquin, la doctrine chrétienne de la loi naturelle, désormais située dans un cadre théologique et métaphysique qui la justifie pleinement, trouve son expression canonique« . Au total, les références à saint Thomas d’Aquin étaient plus nombreuses ( 21) que les citations d’Evangile ( 13).

 

La loi naturelle peut-elle aider nos contemporains à trouver les fondements d’une éthique plus juste et plus lisible dans un monde où l’église catholique n’est plus majoritaire ? 

 

Pour répondre à cette question, il fallait prendre le temps de lire Thomas d’Aquin dans les éditions critiques qui lui sont aujourd’hui consacrées et reconstituer l’évolution de sa pensée en fonction de ses maîtres, de ses prédécesseurs, de ses rencontres intellectuelles et du statut de ses différents textes. C’est à ce prix qu’on peut mesurer à quel point saint Thomas d’Aquin est souvent moins thomiste que les néo-thomistes ne le disent. Sur le thème de la loi naturelle, en particulier, sa pensée a évolué entre les enseignements de sa jeunesse et ceux de la Somme théologique. Elle n’est pas toujours identique lorsqu’il écrit pour lui-même ou pour ses auditeurs ? Notons enfin, que lorsqu’il cite Aristote ou les psaumes, il les réécrit parfois en fonction de sa démonstration.

 

Il faut aussi prendre plaisir à lire, en latin, dans leur verdeur et leur puissance, les  controverses que la recherche sur la loi naturelle suscita chez d’autres auteurs de son temps. Sept siècles avant Young et Levy Strauss, saint Albert le Grand, savant, docteur de l’Eglise et maître de saint Thomas, détaille les risques de confusion entre un principe et  un préjugé ! Il est tout aussi instructif d’entendre ce que dit le franciscain Roger Bacon sur la prétention des Latins à croire que tout le monde doit penser comme eux, alors même ce que leur grammaire, donc leur mode de pensée, ne leur permet pas de comprendre les subtilités du conditionnel. Moyennant quoi, ils sont  d’excellents administrateurs, de grands constructeurs, de bon juges,  mais, dénigrant volontiers ce qu’ils ignorent, ils sont de piètres inventeurs.

 

Une fois ceci découvert, il devient intéressant de se demander pourquoi Albert le Grand et Roger Bacon n’ont pas été traduits en français depuis 700 ans, alors que saint Thomas d’Aquin, lui, a fait l’objet, de multiples éditions depuis la fin du XIXe siècle. Pourquoi, à partir du concile de Trente où sa doctrine fut consacrée comme prédominante, les raisonnements des théologiens catholiques et les investigations scientifiques se sont aussi développés en parallèle sans se comprendre ni s’enrichir mutuellement, sauf rares exceptions, au nombre desquels se trouvent des esprits assez mal vus, comme Blaise Pascal ou Teilhard de Chardin ? De fait, le néo-thomisme est tissé de façon presque mathématiquement déductive, tandis que l’invention suppose une capacité d’étonnement, une induction et une hypothèse sur les conditions du probable.

 

Quelles conséquences en déduisez vous ? 

 

Aujourd’hui, notamment dans les sciences du vivant ou dans les analyses financières, les chercheurs construisent des équations de probabilités que la théologie scolastique  méconnaît jusqu’à les confondre avec un probabilisme moral, condamné de longue date.  Ignorer  cette méthode si universellement utilisée qu’elle est inscrite dans la moindre calculette de poche avec ses conditions de validité, c’est rester inapte à réfléchir sur ces conditions de validité qu’une recherche éthique devrait justement éclairer. C’est risquer de déconcerter par l’affirmation métaphysique d’un réel que l’expérience dénonce aux yeux de tous comme par trop éloigné du quotidien. C’est donc se priver de possibilité d’aider concrètement son prochain en exerçant, dans l’esprit de l’Evangile, un jugement moral adapté aux circonstances les plus imprévisibles et les plus singulières.

 

Voulez vous dire que l’Eglise institutionnelle se borne trop souvent à des attitudes réactives, sans privilégier l’élan novateur de l’Evangile ? 

 

Je pense d’abord qu’il faut distinguer l’esprit de résistance et l’esprit réactionnaire. Résister au courant dominant d’une opinion manipulable n’est pas s’enfermer dans la réaction à toute innovation, bien au contraire.

 

Par sa venue sur terre, le Christ a bouleversé la loi naturelle. Il est né d’une vierge. Il est ressuscité des morts. Dans la brutalité de l’Empire romain, il a enseigné aux êtres humains comment développer une qualité plus que naturelle dans toute relation avec leur prochain. Ses Béatitudes n’enseignement pas seulement les secrets « naturels » et rationnels d’un accomplissement  personnel, tel que le propose l’Ethique à Nicomaque, si souvent citée par les scolastiques médiévaux. Elles indiquent les voies d’un bonheur  paradoxal et accessible à tous.

 

Dans la société désacralisée qui, aujourd’hui, glisse insensiblement vers un retour à la morale antique, l’attrait de ce paradoxe reste, me semble-t-il, plus profond qu’il n’y paraît.  La preuve en est que ces foules dont parle l’Evangile avec compassion ne restent pas insensibles au témoignage des hommes et des femmes qui passent leur vie à chercher  pour semer a priori  et sans garantie de succès : le progrès, la  paix, le pardon ou le simple moindre mal.

 

Au contraire, cette société se rebelle lorsqu’au nom d’une raison métaphysique trop différente de ce qu’enseigne l’expérience, l’Eglise comme prise au dépourvu par des évolutions que sa réflexion sur loi naturelle ne permet pas d’anticiper, condamne a posteriori des comportements dont le caractère catastrophique n’est pas avéré. Dans une société où elle a perdu son pouvoir de coercition, c’est de sa capacité d’innovation que le monde attend le témoignage. En cela, les laïcs peuvent jouer un rôle crucial. Comme le leur a dit Paul VI,  » les hommes d’aujourd’hui ont beaucoup plus besoin de témoins que de maîtres. Et lorsqu’ils suivent les maîtres, c’est parce que leur maîtres sont devenus des témoins. »

 

Propos recueillis par René Poujol

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(*) La Lettre des Semaines sociales de France, n°67, Juillet 2012. Le texte publié sur ce blog est l’intégral de l’entretien réalisé.

1 La Croix, 22 février 2012

2 Parlement des religions du monde. Présenté par Hans Küng. Le Cerf. 1993. p 6

3 Document de la CTI Introduction p 8 et explication de texte p 154

4 Paul VI. Allocution prononcée  au conseil des laïcs. 1974

L’invention de la loi naturelle, Bayard, 742 p., 29€.

Elisabeth Dufourcq est docteur en sciences politiques, ancien Secrétaire d’Etat à la Recherche, ancien membre du Comité national d’Ethique, inspecteur général des Affaires sociales honoraire.

 

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