Mai 68 : je me souviens de mes vingt ans

Mai 68 : je me souviens de mes vingt ans

Aux yeux de certains, nous constituerions une «génération perdue» coupable de trahison par refus ou incapacité à transmettre l’héritage reçu. 

(Ce texte est un extrait de ma contribution à l’ouvrage collectif “Mai 68 raconté par des catholiques“ paru le 19 avril aux Editions Temps Présent. (1) Je remercie Luc Chatel d’avoir bien voulu m’autoriser à cette publication sur mon blogue. J’invite mes lecteurs à découvrir cet ouvrage qui propose d’autres textes de différentes personnalités, et bien sûr la version intégrale, plus large, de mon propre témoignage.)

 

J‘ai eu 20 ans en Mai 68, (très précisément le 4 mai 1968). J’étais alors étudiant en droit à Toulouse. La difficulté, pour moi, cinquante ans plus tard, est de discerner ce que je dois à la pensée propre de soixante-huit dans un contexte personnel fortement marqué par un catholicisme militant nourri des premiers textes du Concile Vatican II, mais également – du fait de mes origines rurales – par la découverte simultanée de la vie urbaine et universitaire. Il n’est pas simple de faire la part des choses. Si je devais, néanmoins, retenir de ces années-là quelques idées forces  qui m’ont marqué durablement, ce seraient, je crois : la conscience que “tout est politique“, la libération sexuelle qui allait laisser des traces profondes dans nos sociétés et, plus radicalement, la remise en cause du principe d’autorité, sur laquelle je voudrais ici m‘attarder.

Ceux de ma génération ont vécu leur enfance dans un pays où toute manifestation patriotique se déroulait «en présence des autorités civiles, militaires et religieuses», expression qui a quasi disparu du vocabulaire journalistique. Dans la vie quotidienne cette autorité était incarnée par les parents et les enseignants, parfois les prêtres, les policiers ou les juges… L’obéissance ne se discutait pas. L’autorité était par nature légitime, même si son exercice, sous les traits possibles de l‘autoritarisme, poussait les plus fortes têtes à la rébellion. Mais désormais, à partir du moment où tout devenait “politique“ donc possiblement soumis à la délibération démocratique… aucune institution n’avait plus de fondement indiscutable. Et le principe d’autorité se dissolvait. C’est du moins ce que je percevais des débats qui nous agitaient.

Du «principe d’autorité» à «l’argument d’autorité» 

Est-ce par bon sens paysan ? (2) cette idée me semblait folle ! «Il est interdit d’interdire», contradictoire dans les termes, touchait pour moi à l’absurde. Je n’ai jamais admis que l’autorité fut contestable en soi, sauf à accepter la dictature de l’anarchie généralisée. Mais j’adhérais profondément à la remise en cause de “l’argument d’autorité“. Ce principe qui consiste à considérer que les parents, les enseignants, les prêtres et tous les serviteurs des Eglises ou de l’Etat ont forcément raison, en toutes circonstances et sans autre examen, du fait même qu’ils sont investis de l’autorité. Et qu’il faudrait donc leur obéir sans réserve.

Il me semblait que la valeur d’un propos, d’un enseignement, d’une décision, dépendaient moins de leur origine, du statut de ceux qui les formulaient, que de leur contenu. Sauf que cela soulevait d’autres questions. Qui allait décider et sur quels critères, de la pertinence de chaque propos ou décision ? Et le moindre désaccord justifiait-il la remise en cause, globale, de l’autorité qui les avait posés ? En fait, je découvrais peu à peu que c’était le respect que m’inspirait la personne détentrice de l’autorité qui me faisait adhérer à ses propos ou décisions, plus que la fonction dont elle se trouvait investie. A moins que ce ne soit l’adhésion à ses propos et décisions qui, par ricochet, nourrisse en moi une forme de respect. Comment savoir ?

Je reformule cela, cinquante ans après, avec les mots qui sont les miens. Ce que je décris-là correspond-il vraiment à la conscience que j’en avais alors ? Sincèrement, je l’ignore. J’observe simplement qu’aucune institution n’a échappé à la remise en question. Certains diraient à une forme d’effondrement. Et qu’à trop déconstruire on a sans doute fragilisé, insécurisé le corps social, à la hauteur des libertés octroyées à chacun.

Héritier de croyances aujourd’hui remises en question

J’ai vécu Mai 68 en observateur plus qu’en militant. (…)  Dans le flou où baignent nombre de souvenirs de cette époque, il est pourtant une intuition dont je ne puis douter, parce que j’en trouve la trace, ponctuelle, à travers quelques lettres, sur les pages d’un «journal intermittent» que je tenais alors ou dans les premiers feuillets, maladroits, d’un roman jamais écrit. Une intuition qui reste pour moi la marque essentielle de ces années-là où elle s’enracine et qui a définitivement marqué ma vie, jusqu’à ce jour. Même si elle tient autant à la maturation intellectuelle d’un jeune homme qu’aux événements de 68 proprement dit.

Nous avons hérité de nos pères des valeurs et des croyances dont certaines se sont trouvées remises en question par les progrès des sciences, parfois des sciences humaines, voire même, pour le chrétien que je suis, de la recherche théologique. On n’échappe pas si facilement à ceux que Paul Ricœur appelait les «maîtres du soupçon» : Marx, Freud et Nietzche, à propos desquels le père Benoît Lobet a pu écrire : « Je leur sais gré d’avoir été intelligents contre Dieu. » (3) Les leçons de l’Histoire, le choc des idées, la conscience d’appartenir à un «village global» planétaire, la proximité de traditions religieuses différentes me donnaient à penser que si j’avais vécu à d’autres époques, en d’autres lieux, j’aurais sans doute partagé des convictions différentes de celles qui étaient les miennes et que je tenais pour une forme de vérité. Si j’avais dû affronter la période des grandes hérésies ou des schismes… dans quel camp me serais-je rangé ? Curieusement, cette pensée m’obsédait presque !

Parce que c’est le pape

Dès lors, quel crédit accorder aux détenteurs de l’autorité dans des institutions dont nous savions, sans contestation possible, qu’à certains moments de leur histoire elles avaient gravement failli ? Je me souviens d’une conversation avec la mère d’une amie, bonne catholique. Nous évoquions la révolution quasi copernicienne opérée par l’Eglise entre le Syllabus de 1864 condamnant en vrac la démocratie, les droits de l’homme et la liberté de pensée et Vatican II. Cette évolution – qui n’était pas la première dans l’Histoire de l’Eglise – pouvait en laisser imaginer d’autres, à l’avenir, au nom d’une meilleure compréhension des Evangiles. Ce qui relativisait d’autant l’autorité du magistère sur des enseignements qui ne faisaient plus consensus. A cela la mère de mon amie m’opposait avec la plus grande sérénité que son obéissance au pape était totale et sans condition, au point que s’il devait affirmer demain le contraire de ce qu’il disait aujourd’hui sa confiance ne s’en trouverait aucunement ébranlée. Parce que c’était le pape. Cette attitude – que je retrouve aujourd’hui chez de jeunes générations de croyants – me semblait contraire aux exigences de la simple raison.

Une «génération perdue» ?

Toutes ces pensées, assez communes au demeurant, nourrissaient en moi une exigence d’honnêteté qui ne pouvait passer, à mes yeux, que par une forme d’inventaire dont je percevais, dans le même temps, la quasi impossibilité. De même que chacun de nous récapitule dans son existence biologique propre, toute l’aventure humaine, de l’embryon à l’enfance, l’âge adulte, la vieillesse et la mort… j’imaginais qu’il appartenait à chacun de nous de revisiter les grandes étapes de cette même aventure intellectuelle, politique, religieuse… afin de décider, en connaissance de cause et en conscience, de ses choix personnels.

Je considérais qu’à ce moment singulier de notre Histoire, dans ce basculement d’un «monde en mutation» – on parle aujourd’hui volontiers de changement civilisationnel – ce pouvait être là la mission de notre génération, au service de nos contemporains et, pour les chrétiens, de nos communautés ! Retrouver l’essentiel sous la gangue des conventions et des ajouts successifs. L’un de nos aumôniers étudiants, Jésuite, nous avait un jour confié, lors d’une retraite que le recours aux langues vernaculaires dans la liturgie et l’invitation faite aux fidèles par le Concile Vatican II de lire la Parole de Dieu dans la Bible – liberté jadis réservée aux Protestants – ne resteraient pas sans conséquence. Lorsque les catholiques comprendraient vraiment ce qu’on leur demandait de croire, ils finiraient par se poser quelques bonnes questions…

Nous sommes-nous épuisés à cette tâche impossible, au point de donner le sentiment de nous être complus à une déconstruction généralisée – largement théorisée par ailleurs – de toutes les institutions et de notre société même ? Nous serions-nous condamnés à une forme d’impuissance, d’immobilisme ? Ces questions, bien sûr, sont légitimes lorsqu’elles ne sont pas nourries par la malveillance ou le simple ressentiment. Aux yeux de certains, nous constituerions une «génération perdue» coupable de trahison par refus ou incapacité à transmettre l’héritage reçu. Alors que nous voulions simplement l’épurer, retrouver la source et nous accorder sur ce qu’il était important de transmettre.

Il est des acquis de Mai 68 sur lesquels on ne reviendra pas

Je me refuse à entrer ici dans la polémique, à faire valoir nos états de service, nos engagements au service de l’Eglise ou de la Cité. Le propos de ces lignes n’était, je le redis, ni de faire œuvre d’historien, ni de me justifier, ni de me repentir. Il est simplement de raconter un parcours de vie qui s’est voulu honnête. De témoigner de la manière dont nous avons été saisis par des événements vis-à-vis desquels nous avons bien dû nous situer.

J’observe ici ou là, dans notre société comme dans notre Eglise, des tentatives de restauration d’un ordre ancien. De jeunes générations, tout aussi honnêtes et généreuses que fût la nôtre, tirent de la situation qu’elles ont trouvé en naissant, le ressort de nouveaux combats. Le désir de corriger d’autres injustices, de faire prévaloir leur propre vision de la dignité humaine avec la même conviction d’être dans le vrai. Je sais qu’il est “d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles“ (Chesterton) auxquelles il est sans doute urgent de redonner cohérence et vigueur. Mais je crois que ni sur l’intuition de la dimension politique de nos existences, ni sur l’exigence d’une approche confiante de la sexualité humaine, ni sur la reconsidération du mode d’exercice de l’autorité il ne sera possible de faire machine arrière. Que cet acquis de Mai 68 restera. Et que se trouve là le champ d’un dialogue possible, que j’espère fécond, entre générations.

 

 (1) Mai 68 raconté par des catholiques. Ed. Temps présent, 2018,162 p. Avec les témoignages de : Guy Aurenche, avocat, ancien président de l’ACAT puis du CCFD; Mgr Jacques Gaillot, évêque de Partenia; Gui Lauraire, prêtre et théologien; Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice PS de Paris, ancienne ministre; Jacques Musset, bibliste, ancien prêtre; Mgr Jacques Noyer, évêque émérite d’Amiens; René Poujol, blogueur, ancien directeur du Pèlerin; François Soulage, ancien président du Secours Catholique, président du collectif Alerte contre l’exclusion; François Vaillant, directeur de la revue Alternatives non-violentes, ancien dominicain. Préface de Denis Pelletier, historien, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études. Postface de Maurice Bellet, prêtre et théologien décédé le 5 avril 2018.

 

(2) Si mes parents étaient salariés du secteur de la banque, les origines paysannes de nos familles n’étaient jamais très éloignées.

 

(3) Benoît Lobet, Mon Dieu, je ne vous aime pas, Ed. Stock

 

© René Poujol et Editions du Temps Présent

3 comments

  • Rien à ajouter, rien à retrancher, René (je t’avais déjà lu dans le livre). J’aurais juste enlevé le chapeau (en rouge) : nous sommes parfois contestés et vilipendés(voire calomniés) à notre tour… et après? Il est inutile et Je m’en fiche éperdument. C’est l’inverse qui serait après tout étonnant. Mais, pour être un peu caricatural là-dessus , nous avons eu la chance de passer d’une Eglise très conservatrice (voire réactionnaire), politiquement très à droite (pour laquelle mon curé nous appelait encore en chaire à voter les dimanches d’élections dans les années 50 ) à une Eglise plus soucieuse de justice, moins autoritaire, moins hiérarchique, moins « sachant tout », à une Eglise plutôt politiquement à gauche donc. Je ne suis pas sûr aujourd’hui que c’était toujours très bien (c’est une litote) , mais tout compte fait, je préfère ce sens-là au choix auquel sont confrontés, semble-t-il, ou qui tente apparemment en majorité les jeunes cathos qui restent…

  • C’est de leur « point de vue » que ceux qui ont vécu cela l’ont « habité », … parfois y sont revenus, au cours de la vie, s’interrogeant sur le sens, tentant d’élargir ce point de vue initial. Banlieusard de la 1ère couronne, 2d d’une fratrie de 4, vivant dans la mixité urbaine, dans un immeuble de la reconstruction, celle des jeunes de la paroisse -dont le fils d’un mandarin de la Sorbonne- et du scoutisme, celle de l’école d’ingénieur du Bd St Germain que je venais d’intégrer en 67 …

    En 2008, dans le cadre d’un club de lecture, pour les 40 ans de l’évènement, j’ai relu deux bouquins, inquiète Sorbonne de Jacques Perret -auquel on doit le seul mot français de la langue informatique « ordinateur » (ordre mis par dieu)- et quelques pages de JF Revel « le voleur dans la maison vide » et dévoré un pavé multi auteurs publié pour les 40 ans « 68 une histoire collective -1962-1981 ».

    Jacques Perret: « Je me croyais un bon tâcheron, soucieux de construire du solide et d’expliquer comment on y parvient, …J’ai donc appris que j’étais un prestidigitateur, habile à jeter de la poudre aux yeux. Et cela pour assurer ma supériorité, … pour établir entre les étudiants et moi le fossé du truc dont on ne vend pas la mèche ».
    JF Revel: « En fait, la mutation bien réelle des sensibilités, des mœurs, des critères moraux, en mai 68, m’intéressait et m’impressionnait, dans la mesure justement ou elle était apolitique. A cet égard je l’ai observée et vécue dans une version beaucoup plus pure et originale aux Etats-Unis, où, au demeurant, elle avait commencé avec quelques années d’avance sur la nôtre ». Car avec un peu de recul, ce qui est le plus marquant furent les éruptions de liberté partout dans le monde…

    … qui est à l’origine du pavé universitaire, dont je tirais deux témoignages marquant. Celui du prêtre qui annonça au monde, en 1975, le massacre en cours au Camboge et que personne ne crut. Et celui d’une responsable CGT mariée à un ex-curé, qui fut poussée à la démission parce qu’elle voulut appliquer la résolution du congrès national « rendre aux travailleurs le pouvoir d’exister, de décider, d’organiser ». Ainsi, 25 ans après l’institution Eglise (crise des théologiens et des prêtres ouvriers), la CGT commença de se couper de la classe ouvrière.

    J’ai noté, il y a dix ans ce qui fut remarquable, les bouches furent déverrouillées y compris entre jeunes et adultes, ce que les personnes d’autorité appelait « impertinence » était possible. Certes, la vie a modéré cet élan, mais sans l’arracher. Or c’est cet élan fait défaut aujourd’hui à une partie de la jeunesse qui plus qu’individualiste semble indifférente, fataliste, désenchantée … l’élan a été marqué au fer rouge par le matraquage de « il faut te vendre », par la pensée magique, par le mensonge. L’obligation de gommer ses convictions pour « réussir » a-t-elle tuée « l »impalpable rosée matinale de l’élan primitif et spontané » (image de JF Revel)?

    Ah oui, j’ai suivi toutes les AG et la plupart des cours, l’école a toujours été accessible même s’il y eut parfois, le matin, des odeurs de lacrymo, j’ai trouvé minables les tentatives de récupération politiques et surtout syndicales. 68 fut aussi la rencontre avec ma future femme, puis, quelques années plus tard, nous comprimes à quel point Paul VI fit erreur en signant HV … l’objectif est trop beau, trop pur, pour être honnête, … ainsi ressurgirent, pour ne plus jamais s’effacer les questions sur l’institution et ses maladresses tout au long de son histoire d’Amour avec jésus.

  • A côté des souvenirs émouvants, il reste que tout s’est déroulé sans que quiconque ait pu avoir prise sur tout ou partie de l’évènement..je raconte souvent la suppression de l’externat, premier degré dans l’echelle hospitalière, comment des « étudiants en medecine » s’interposaient entre nous qui clamions notre opposition au projet; ce fut très efficace puisque le silence s’installa et la pseudo consultation put avoir lieu. De gueŕre lasse, nous quitâmes les lieux. Et le vote fut acquis vers 4 heures du matin avec nos fameux « étudiants en medecine »…

    Récemment, au cours d’un échange sur une vidéo, je fus interpellé par un jeune lycéen; j’ai retrouvé mot pour mot les paroles de mai 68, les mêmes court-circuits de la pensée, devant un parteŕre de jeune lycéens bien pensants, complètement paralysé, aréactifs ..j’ai tout a parier que le scénario est identique dans nos facs « bloquées « . La méthode est bien rodée et c’est dommage que nous n’ayons aucune mémoire.

    A la suite d’humanae vitae, nombre de personnes ont décidé que les problèmes intimes étaient du ressort de la médecine et ne regardaient pas le prêtre. Nous avons perdu le contact avec le peuple de Dieu, donc, avec Dieu Lui-même. Et ce ne sont pas nos gesticulations qui vont y changer quelque chose.

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