Dernier livre paru

Dernier livre paru

Curieuse société où qui ne publie pas sous la forme livresque n’existe pas, ne pense pas… et ne vaut donc pas d’être écouté.

Depuis longtemps, je soupçonne le Saint-Esprit d’avoir un faible pour les mathématiques. Ou tout du moins d’éprouver de la sympathie pour ceux qui s’intéressent aux chiffres. Il y a quelques décennies, renonçant pour diverses raisons à fêter mon quarantième anniversaire… sans m’y résigner pour autant, j’avais calculé qu’en additionnant mon âge à ceux de mon épouse et de nos deux enfants, nous aurions ensemble cent ans durant une courte période printanière de trois semaines… J’y avais vu un signe du Ciel. Et nous avions invité nos proches, assez décontenancés il est vrai, à fêter l’événement.

Ce matin, c’est un autre message qui m’occupait l’esprit et avait besoin d’un soutien statistique. J’ai vérifié d’un clic. A ce jour, j’ai publié sur ce blogue, ouvert en 2009, quelque 1 498 430 signes. C’est dire que le billet que vous êtes en train de lire va me faire franchir la barre symbolique des 1,5 million. CQFD. Sans doute me faut-il, à nouveau, remercier le Ciel. Je connais des amis journalistes de quotidien, prolifiques, qui relativiseront et me diront produire autant sur une seule année. Mais bon… Un éditeur, lui, fera le calcul que mis bout à bout cela donnerait un gros volume de l’ordre de 750 à 1 000 pages… Sauf qu’une série d’un peu plus de 200 billets n’a jamais fait un livre. Vous me voyez venir avec mon titre de haut de page  !

Aucun livre personnel : ni roman, ni essai, ni récit…

Comme journaliste, j’ai commis quelques livres d’entretiens que j’ai eu grand plaisir à écrire car ils donnaient la parole à des personnes pour lesquelles j’avais – et auxquelles je conserve – estime et affection. (1) Mais aucun livre personnel : ni roman, ni essai, ni récit peu ou prou autobiographique. Nada ! Et ne comptez pas sur moi pour vous dire, ici, pourquoi je n’ai jamais donné suite aux sollicitations de quelques amis qui me pressent régulièrement d’écrire des choses personnelles… «comme tu le fais si bien sur ton blogue !»

Ce statut me range donc dans la catégorie de ces êtres de plume bizarres que l’on n’invite guère à parler de ce qu’ils écrivent puisqu’il leur est impossible de produire un «dernier livre paru», fût-il rédigé par d’autres. Or il semble que ce soit aujourd’hui devenu le seul sésame d’accès aux médias.

Qui ne publie pas n’existe pas

Levons tout de suite une ambiguité. La couverture de Choses tues (Gallimard) qui sert d’illustration à ce billet, est un clin d’œil. L’éditeur de la rue éponyme a eu l’idée de publier en produit de papeterie, des carnets aux pages blanches, empruntant le titre d’œuvres célèbres : ici un livre de Paul Valéry. Quel meilleur titre, quel meilleur contenu pour illustrer mon mutisme ?

Je vous devine interrogatifs : serait-il en train de nous piquer une crise de jalousie ? De glisser dans une sourde dépression ? De sceller, par dépit, vis-à-vis de certains confrères une bouderie – provisoirement – définitive ? Non point ! Après tout, il ne tient qu’à moi de m’y mettre… ou alors de m’abstenir. J’observe simplement ceci : qui ne publie pas sous la forme livresque n’existe pas, ne pense pas… et ne vaut donc pas d’être écouté. Et c’est vrai que cela me désole, pour moi… pour d’autres aussi ! J’entends des confrères journalistes se flatter d’avoir intégré la réalité des blogues parmi leurs sources journalistiques. Pour l’essentiel, je n’en crois rien !

Des trésors d’humanité

Au fond, ma seule et vraie frustration est, du fait de cette confidentialité, de ne pouvoir toucher, au travers de ce blogue, davantage de lecteurs qui auraient peut-être plaisir à me lire comme j’avais plaisir, enfant, à dévorer fébrilement des livres de mon âge dans l’arrière boutique de la librairie que tenait ma grand-tante.

Mais le Carême n’est-il pas un temps privilégié pour se défaire de ce type de tourments ? Pour réentendre, pour soi-même, à frais nouveaux les paroles de l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité. Quel profit trouve l’homme à toute la peine qu’il prend sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Je réfléchis à toutes les œuvres de mes mains et à toute la peine que j’y avais prise : eh bien, tout est vanité et poursuite de vent, il n’y a pas de profit sous le soleil.» (2) Un temps aussi pour réaliser qu’il existe, ici même près de nous comme partout à travers le monde, des centaines de millions d’hommes et de femmes qui ont sans doute une expérience de la vie, une intériorité plus riches que les miennes et qui, non seulement ne publieront jamais de livre, mais ne tiennent pas de blogue. Et qui sont des trésors d’humanité.

(1) Voir dans le haut de la page d’accueil de ce blogue : Autres textes, mes livres. Ces livres concernent : Mgr Jacques Delaporte qui fut archevêque de Cambrai, mes amis André Gouzes et Michel Wolkowitsky de l’abbaye de Sylvanès, ainsi que l’abbé Pierre au travers des souvenirs de Jean-Marie Vienney.
(2) L’Ecclésiaste, Paroles de Qohélet, fils de David, roi de Jérusalem.

9 comments

  • Cher René
    C’est toujours avec la plus grande attention que je guette la parution d’une de vos réflexion et
    que je me précipite pour la lire en entier et aussi les divers commentaires qu’elle suscite .
    J’admire votre concision et pondération , je ne dis pas que je suis toujours à 100% d’accord avec vous mais tout de même dans les grandes lignes oui.
    Je ne manquerai pas de me procurer le livre annoncé et le lirai dés que j’aurai terminé celui qui est en cours :  » L’Eros enchaîné » du théologien moraliste sulpicien Paul André . Je vous le recommande .
    Bon carême et meilleures salutations
    Michel Jaumotte

    • Cher ami, n’en faites-rien puisque ce livre… n’existe pas ! Comme je tente de l’expliquer dans mon billet. Mais je reste sensible à votre confiance pour ce que j’écris dans ce blogue !

  • Mon cher René, pour celui qui, comme moi, ne saurait vivre sans livre, il y a ceux que l’on a lus, ceux que l’on a relus et que l’on relira, les meilleurs, et ceux que l’on attend de lire un jour pensant qu’ils feront partie des meilleurs… Alors, pensées éphémères de journaliste qui saisit et décrypte l’air du temps, qui sait en dénoncer les errements et réveiller les consciences, sprinter de blogue comme toi et moi ou marathonien du livre ? Peu importe ! Je reste dans l’heureuse impatience de te lire ! Bien fidèlement !

  • Merci en tout cas pour vos textes dont j’apprécie le style, la clarté , la pondération et la pertinence même si je ne suis pas toujours d accord avec vous .
    (À ma toute petite mesure, mon journal tenu quotidiennement durant les annnees 2007 à 2012, un blog d environ 200 pages, des poésies , une trentaine de petits textes de fiction sont ces « choses tues »…Votre billet vient à point…)
    Continuez donc! Faites nous et faites vous plaisir!
    Bon carême. BP.

  • Cher René,

    Je complète un peu ta citation de l’Ecclésiaste par l’avant-dernier verset de son livre : « En plus de cela, mon fils, sois averti que faire des livres est un travail sans fin et que beaucoup d’étude fatigue ton corps » (Qo 12, 12). Cependant, ne prends pas cela comme un parole d’Evangile car ce serait une telle joie de recevoir de toi le don d’un livre mûri aux saisons de la vie. Un peu comme l’icône de la Trinité qui apparaît en couleur au terme de l’inoubliable « Andrei Roublev » de Tarkovsky qui parle justement des affres et des grâces de la création…

  • René oui qui ne publie pas n’existe pas !
    C’est vrai en sciences , en médecine, dans le monde .
    Soigner, enseigner, écouter n’existent pas aux yeux du monde .
    tu vois nous sommes d’accord .
    Amitiés
    Claudine

  • A vous lire, René, me revient la conscience de la chance qu’a notre génération de pouvoir choisir ses lectures, maintenant, d’autres manières que lorsque nous avions « 100 ans  » cumulés. Pour notre couple et nos enfants … c’était il y a 35 ans-!
    Envie et besoin, de lire et d’écrire, chaque « couple » nourrit le mouvement de « s’élever » au fil des ans. Et votre blog * est une lecture où se croisent toutes sortes d’animaux … ado je fus « baptisé » grive … La grive picore librement et ne regrette pas de vous avoir choisi pour se poser, de ci de là.

    *J’opte pour l’anglicisme, plus court de 3 lettres, qui ne singe pas l’anglais comme « blogue » et ne sent pas la naphtaline comme « bloc-notes ».

  • Il n’y a pas que la recherche académique pour être affectée par le publish or perish ;
    Mais il y a des raison d’espérer :
    L’internet est en train de réaliser pour l’écriture ce que l’imprimerie fut à la lecture: une fantastique occasion de démocratiser la liberté de pensée et d’expression . Il n’est qu’à observer les réactions défensives de tous les clercs (au sens de J Benda) du journalisme et de l’édition menacés dans leur statut pour se rendre compte de l’importance de ce dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets .

    Puis je vous proposer cette citation de René Char qui peut être aussi une feuille de route de carême: « Etre au monde est une belle oeuvre d’art qui plonge ses artisans dans la nuit. Une nuit telle que nous n’y voyons rien et croyons échouer là ou pourtant la fécondité prend corps . Même lorsque nous engageons toutes nos forces et tous nos espoirs nous travaillons à notre insu . Signifier sans se savoir signifiant: « le fruit est aveugle, c’est l’arbre qui voit . »

    Vous lire toujours et « disputer  » à l’occasion c’est déjà beaucoup s’entraider à penser par soi même .

     » Nul pouvoir, un peu de savoir et de sagesse et le plus de saveur possible  » que demander d’autre ?

    Guy Legrand

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