La spiritualité canada dry

Face au dogmatisme des religions, supposé être source de violences, la tentation peut être forte de définir les contours d’une spiritualité universelle, pacifiante. Sauf que très vite cette prétendue «Ame du monde» nous apparait… sans âme ! 

 

Je n’avais pas lu le dernier ouvrage de Frédéric Lenoir, L’âme du monde (1), jusqu’à ce que je découvre, dans le dernier numéro de Match de juillet, la recension enthousiaste qu’en fait Valérie Trierweiler. «Pas étonnant, écrit-elle, que les livres de Frédéric Lenoir, qui se décrit au carrefour de la psychologie, de la philosophie et de la spiritualité, aient un tel succès. Chacun y trouve la réponse à ses questionnements.» (2) C’est bien ce qui m’inquiète !

 

Séparer religions et spiritualité ?

 

Je connais suffisamment le directeur du Monde des religions et son œuvre à succès pour me douter qu’il traite là, une nouvelle fois, de cette idée qui lui est chère : c’est la prétention des religions à détenir la vérité qui est source de tous nos maux. Or la circulation des idées, propre au siècle de la mondialisation, suffit à démontrer la vanité d’une telle prétention. Alors même que la quète spirituelle présente, elle, de profondes similitudes partout à travers le monde, dans toutes les traditions religieuses ou philosophiques. Là où les religions sont rejetées, parce qu’elles divisent, les hommes de ce temps seraient avides de sagesse… Servons donc la transmission de la sagesse et accélérons le délitement des religions, ou tout du moins laissons chacun libre à cet égard.

 

L’idée séduit de larges publics, dans un monde occidental où le «procès» des religions est en instruction permanente. Il n’est qu’à voir le succès des ouvrages précédents de Frédéric Lenoir, traduits dans une vingtaine de langues, ou celui de sa pièce de théâtre, de même inspiration, Bonté divine, qui début 2009 a tenu l’affiche durant de longs mois à la Gaïté-Montparnasse, à Paris. Mais les polémiques soulevées ici ou là sont, à chaque fois, à la mesure de l’audience de l’auteur. J’y ai moi-même contribué dans de précédents articles de ce blog (3). Son dernier livre procède de la même inspiration et suscitera donc, d’évidence, les mêmes critiques.

 

Eviter les questions qui fâchent.

 

N’ayant pas la culture d’un Bernard Sesboué, qui avait consacré un ouvrage entier à la réfutation de «Comment Jésus est devenu Dieu», (4) je m’en tiendrai ici aux raisons essentielles de mon désaccord. Je pourrais le formuler ainsi : cette quète d’une spiritualité laïque sans métaphysique a des allures d’auberge espagnole où l’on serait prié de déposer son identité religieuse au vestiaire, et où il serait interdit de parler des «choses qui fâchent», c’est-à-dire précisément de l’essentiel, réduisant de facto cette «sagesse universelle», inscrite au menu, à une sorte de spiritualité minimaliste fade, sans source ni origine.

 

Le talent de l’auteur n’est pas en cause. Sa culture et ses dons de pédagogue sont évidents (5). Ses ouvrages de vulgarisation sur les religions – forcément critiqués par les «spécialistes», comme pour tout ouvrage de vulgarisation – ont largement contribué à rendre ces questions accessibles à un large public, avide de connaissance. Son péché originel : vouloir à tout prix trouver une convergence rationnelle à toutes les critiques qu’il formule vis à vis des religions historiques, au point de  «faire système». Un système qui, à son tour, devient dogmatique.

 

Un livre entre Coelho et Gibran…

 

Mais venons-en au livre lui-même. L’âme du monde est un ouvrage de fiction, à la confluence de l’Alchimiste de Paulo Coelho, pour sa trame initiatique, et du Prophète de Kalil Gibran pour la forme : l’expression «un sage prit la parole et dit… » revenant plusieurs dizaines de fois pour structurer la seconde partie du livre. Pour ce qui est du récit lui-même, sept sages, représentant les sept traditions religieuses et spirituelles majeures de l’humanité contemporaine (6), se trouvent mystérieusement convoqués dans un monastère tibétain. Là, ils ont la «révélation» de la fin des religions et de la mission qui leur incombe : «tenter de formuler ensemble les fondements universels de la sagesse» à l’intention de deux jeunes, garçon et fille, qui symbolisent les générations futures. Le corps du livre est constitué des sept chapitres déclinant les «sept clés de la sagesse» (7)

 

Le résultat, soit dit sans malveillance, est une sorte de «spiritualité pour les nuls» sous forme de pensées formulées alternativement par l’un ou l’autre des sept sages, exprimant sur chacun des thèmes, ce qui, dans sa tradition personnelle, peut être «reçu et accepté» par les six autres, à condition d’être coupé de sa source. L’un des chocs pour le lecteur chrétien est ainsi de retrouver, ici ou là, des paroles du Christ présentées au lecteur de manière anonyme et pour leur faire dire, à l’occasion, autre chose que ce qu’elles expriment réellement, ressituées dans leur contexte.

 

Qu’est-ce que la vérité ?

 

Ainsi Frédéric Lenoir écrit-il : « Pour être vraiment libre et devenir pleinement lui-même, un être humain doit chercher la vérité sans préjugés et sans œillères, ce qui le conduit aussi à remettre en cause, de manière constructive, son héritage familial et culturel. Dans cet héritage, nous comprenons aussi la religion. (…) L’homme doit donc remettre en cause les dogmes, la morale et les croyances hérités de ses pères. Quitte ensuite à se les réapproprier.» (8) Jusque-là rien à quoi je ne puisse personnellement souscrire. Sauf que le paragraphe se termine ainsi : «Car, comme l’a dit un ancien maître de sagesse : «La vérité vous rendra libres». C’est une phrase de Jésus, citée dans l’évangile de Jean 8.32. Mais la citation complète est bien différente : «Si vous demeurez dans ma parole, vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres.» 

 

Voilà comment on récupère un «texte de sagesse» où la vérité dont il est question est identifiée au Christ et à sa parole, pour nous en proposer une version «allégée» (asseptisée ?) qui ne représente plus qu’une vague quête… Même s’il est vrai que «Aucune religion ne peut prétendre posséder la totalité de la Vérité» (9)

 

Comment définir une sagesse universelle ?

 

L’ambition de l’auteur de définir une «spiritualité laïque», une «sagesse universelle» sans transcendance, qui pourrait être commune à tous, et à laquelle les croyants seraient libres d’ajouter ce que bon leur semble, à partir de leurs propres traditions, se heurte en fait à bien des obstacles. Le premier étant précisément de définir un «tronc commun» qui fasse l’unanimité. Lorsque le livre fait dire à l’un des sages, sensé exprimer la pensée commune «Cultivez la tempérance, cette juste mesure dans les plaisirs des sens. Evitez les deux extrêmes de l’ascétisme et de la débauche.», (10) j’ai envie de répondre qu’ascètes et débauchés me sont plus chers que ces «tempérants», parce qu’ils m’en disent plus sur la réalité de l’âme humaine, et que je les préfère de loin pour compagnons de route ou le lecture. Que l’on me pardonne de choisir sans hésitation Baudelaire et Charles de Foucauld … plutôt qu’un surnuméraire de l’Opus Dei. De même, à l’énoncé «Toute la sagesse du monde tient en deux mots : vivre l’instant» (11) j’ai envie d’objecter que, sur un registre moins marqué par la « sagesse orientale », ce pourrait être aussi bien : «Aime et fais ce que tu veux» cher à Saint-Augustin. L’âme du monde ne se laisse pas saisir si aisément, ni définir ce que l’on nous propose, un peu arbitrairement, comme sagesse universelle !

 

Renoncer à l’essentiel pour le prix du dialogue ? 

 

Ce que je ressens comme le plus insupportable, dans cette œuvre de fiction, est de nous présenter des esprits réellement religieux qui, à la faveur de leur rencontre, semblent prêts à renoncer à transmettre la richesse de leurs traditions et convictions respectives pour s’en tenir à un salmigondis spirituel minimaliste. Dans le récit de Frédéric Lenoir, les «sages» représentant les grandes religions, ne se laissent à aucun moment interpeller par la part de vérité de l’autre, dont l’auteur aime pourtant à faire état. Simplement, prenant acte du fait que «Si chacun est persuadé que sa religion est la seule vraie, il n’y a plus aucun dialogue possible» (12) ils décident, d’un commun accord, de mettre leurs convictions religieuses entre parenthèses… Ce qui revient, pour le coup, à rendre tout dialogue sans objet. Belle alternative de profonde sagesse en vérité ! (13)

 

Le lecteur de Frédéric Lenoir que je suis est membre d’une Eglise catholique qui depuis Vatican II reconnaît la légitimé de la liberté religieuse, estime que la vérité ne doit aucunement s’imposer par la force, donne un témoignage de respect des autres traditions religieuses mais tient pour principe que c’est encore en assumant «sa vérité» que l’on peut le mieux rencontrer l’autre «en vérité» et tenter de dialoguer avec lui. Ce qui ne signifie pas que mon Eglise n’ait pas encore des progrès à faire dans sa gestion du dialogue œcuménique ou interreligieux quand ce n’est pas tout simplement interne. Je comprends la thèse de Frédéric Lenoir qui consiste à considérer que les grandes religions n’ont aucune chance de se rejoindre sur un contenu théologique, mais peuvent promouvoir des attitudes de vie communes.

 

Or, décider que la structure commune à toutes les religions est d’être pour une part dogmatiques (le contenu des croyances) et pour une part moralistes (définir une manière de vivre), n’est pas pertinent pour le christianisme. Car, plus qu’adhésion à un dogme et une morale, il est confiance accordée à un homme et à sa parole. Un homme ayant eu une existence historique et qui nous dit, au travers des Evangiles : « Je suis le chemin, la vérité, la vie. » (14) Un homme qui enseigne que l’on ne peut enfermer Dieu (donc la vérité) dans des définitions, fussent-elles dogmatiques, ni la morale dans une liste de préceptes intangibles, fussent-ils présentés sous les traits flatteurs d’une sagesse universelle.

 

La paix civile exige-t-elle qu’on musèle les religions ?

 

Ainsi, la sagesse universelle proposée par L’âme du monde, se réduit-elle à n’être qu’une forme de moralisme. Comme l’analysait fort bien Chantal Delsol (15), l’ambition de nos philosophes n’est plus désormais la quête de la vérité mais celle du «vivre honnêtement…» cher aux maîtres de l’antiquité. Je n’ose pas douter de la sincérité de Frédéric Lenoir, mais je lui en veux de se résigner à ne proposer à ses contemporains que cette forme de syncrétisme. Je souhaite sincèrement aux jeunes générations, en quète de sens et de spiritualité, d’échapper à la tentation de cette sagesse canada dry, et de rencontrer, de chair et d’os,  des hommes et des femmes de religion, respectueux de la croyance des autres mais également capables de dire ce qui les fait vivre et croire, avec leurs différences.

 

Certes, nous vivons en France dans le souvenir douloureux des atrocités des guerres de religion que seul le pouvoir civil est parvenu à contenir. Et l’on peut comprendre que les violences aujourd’hui commises, à travers le monde, au nom des religions, puissent effrayer. La recherche de la paix civile étant désormais perçue comme le bien commun le plus désirable, toute idée de débat, fut-il de nature religieuse, paraît attentatoire à l’ordre public. Donc objet de suspicion et de rejet. Souvenons-nous que c’est ainsi que germent les dictatures. La liberté de l’homme dans sa quète de vérité est, pour le coup, «non négociable».

 

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  1. Frédéric Lenoir, l’Ame du monde, Nil ditions, 200 p.; 18€.
  2. Paris Match du 26 juillet au 1er août, p. 12
  3. Comment Jésus est devenu Dieu, blog du 9 octobre 2010, Réponse à Frédéric Lenoir, blog du 20 octobre 2010.
  4. Bernard Sesboué, Christ, seigneur et fils de Dieu, libre réponse à l’ouvrage de Frédéric Lenoir, ed. Lethielleux 2010. Ce petit livre est lumineux d’intelligence et de pédagogie de la foi catholique.
  5. Outre ses ouvrages personnels, il a coordonné, chez Bayard, la publication d’une «Encyclopédie des religions», d’une «Encyclopédie des savoirs et des croyances» sur la mort et l’immortalité, et d’un «LIvre des sagesses». 
  6. Un rabbin kabbaliste, une chamane, un moine catholique, une mystique hindoue, un taoïste chinois, un Cheik musulman, une philosophe agnostique néerlandaise.
  7. Du sens de la vie, du corps et de l’âme, de la vraie liberté, de l’amour, des qualités à cultiver et des poisons à rejeter, de l’art de vivre, de l’acceptation de ce qui est.
  8. L’âme du monde, p.103
  9. ibid p. 30
  10. ibid p.136
  11. ibid p.155
  12. ibid p.140
  13. Il y aurait encore beaucoup à dire sur la critique que formule le livre à propos des rencontres interreligieuses d’Assise, convoquées par Jean-Paul II puis par Benoît XVI, d’où chacun repartirait «inchangé» convaincu qu’il reste seul détenteur de la vérité.
  14. Jn. 14,6.
  15. L’âge du renoncement, Cerf 2011.

11 comments

  • l’immense défi pour demain est le dialogue

    mais comment dialoguer en considérant l’autre comme un inférieur?

    comment évangéliser en mettant de côté l’oecuménisme?
    l’expérience de Christian de Chergé était exemplaire
    mais pour cela il ne faut pas se sentir au dessus des autres

    il ne s’agit pas de compromis sans âme , mais de vivre, de prier ensemble avec chacun ses mots
    aller au bout de sa foi permet de rejoindre l’autre

    c’est la Pentecôte et non Babel que Dieu souhaite

    comment en 2012 penser que l’on est seul à détenir la Vérité ?
    cela ne peut être crédible
    la Vérité ne peut être figée sans être déformée ??et ce n’est pas de moi

    mais que de pouvoir derrière tout cela …..

  • Il est vrai que Frederic Lenoir tente de réduire les dimensions draconiennes de l’absolutisme de chaque religion qui se prend pour la seule à détenir la Vérité suprême. Sans doute veut-il voir si nous pouvons réussir un « vivre ensemble » malgré nos religions séparatistes.Tâche impossible, assurément ! À chacun de brandir des arguments dirimants pour démanteler ce souhait humaniste.
    Bien sûr, le caractère tranchant de chaque religion en est émoussé. D’aucun préférerons comme l’auteur du commentaire ci-dessus jeter aux gémonies une telle tentative. Laissons-lui sa certitude de détenir la Vérité avec son Christ dans sa poche.
    Pour moi je préfère l’incertitude et la non-croyance si cela peut nous permettre, enfin, d’aller réellement l’un vers l’autre, dans notre étrangeté radicale, pour créer un monde vivable, au delà des religions et des idéologies de la certitude.

  • Que répondre à René Barbier ? Peut-être en ce 100e anniversaire de la naissance de l’abbé Pierre, lui dire que l’on peut être croyant et « aller réellement vers l’autre, dans notre étrangeté radicale, pour créer un monde vivable ».

  • « Car, plus qu’adhésion à un dogme et une morale, il est confiance accordée à un homme et à sa parole. Un homme ayant eu une existence historique et qui nous dit, au travers des Evangiles : « Je suis le chemin, la vérité, la vie. » »

    Pareil pour Mahomet et Bouddha : la confiance accordée à un homme ayant eu une existence historique. Alors lequel croire ?

    Sans même évoquer Joseph Smith, Claude Vorilhon ou Ron Hubbard, à qui d’autres millions de personnes accordent leur confiance.

  • @Yogi. Je n’interdis à personne de croire à Mahomet ou à Bouddha, voire même aux illuminés contemporains que vous citez et qui ont leurs disciples. Ce n’est pas mon propos. Ce que je dis dans mon article c’est que je trouve réducteur, et pour moi insupportable, qu’on nous propose une « morale minimaliste commune », comme sagesse universelle, au motif que toutes les religions sont différentes.
    Je préfère avoir en face de moi un vrai bouddhiste, un vrai musulman, un vrai juif… qu’un zombie religieusement asexué. Et contrairement à ce que prétend Frédéric Lenoir je crois plus en la capacité de croyants sincères, appartenant à différentes religions, de se respecter sans violence, qu’en un avenir radieux entre adhérents à une simple sagesse universelle.

  • Si une religion est vraie les autres sont fausses, et le « respect entre croyants sincères » que vous appelez de vos voeux n’est au mieux que le difficile maintien d’un statu-quo entre des visions mutuellement exclusives et antagonistes, où chacun renonce à son désir généreux et/ou son devoir sacré de diffusion de la « vérité ».

    Ce que vous appelez la « richesse des traditions respectives » me paraît précisément être ce qui fait obstacle au partage, c’est à dire l’ensemble des scories mythologiques et la gangue accumulée de contingences historiques et d’échafaudages intellectuels ad-hoc construits au fil des siècles pour faire tenir debout chaque conglomérat de croyances et de contraintes contradictoires.

    Ce sont ces constructions et ces traditions qui me semblent présenter les incohérences dont chacun est frappé dans la religion d’autrui, et qui ne sont admises par les croyants de chaque religion qu’au prix de la suspension ponctuelle de l’exercice de la raison, ce que l’on appelle « la foi ». Et c’est précisément ce sacrifice de la raison que l’on ne peut ni attendre ni exiger d’autrui.

    Ca peut aller loin. Ainsi par exemple de la contradiction fondamentale entre « libre arbitre humain » et « omniscience divine », ou de la responsabilité du péché originel alors que de surcroît Adam n’a pas existé, toutes choses qui invalident la doctrine du Salut pour le christianisme. Des impasses similaires sont présentes dans les différentes religions.

    Une démarche « sincère », si on pense ne pas avoir toute la vérité, me semble donc bien être de la rechercher là, au coeur et à l’intersection des différentes traditions, en écartant les incohérences et les aléas hérités de la construction de chacune d’elles.

    Il ne s’agit donc pas d’élaguer mais de purifier, non pas de tronquer mais d’extraire et de « distiller ». Le noyau commun recherché n’est pas un « salmigondis spirituel minimaliste » mais au contraire l’essence de l’expérience humaine débarrassée de ses scories historiques et de ses absurdités.

  • @Yogi. Merci de votre commentaire. Pour autant je ne suis pas d’accord avec vous. Notamment lorsque vous écrivez : «Si une religion est vraie, les autres sont fausses». C’est un raisonnement certes logique mais totalement abstrait. Je suis personnellement catholique parce que né catholique et que je n’ai pas trouvé, en 64 ans d’existence, de raison suffisante pour cesser d’être catholique. Et pourtant je puis vous assurer que j’ai lu les «maîtres du soupçon» et que je me suis intéressé aux autres religions.

    Je considère donc que je suis dans la vérité (au plan de la foi) en adhérent aux paroles du Christ, ce qui ne m’empèche pas de respecter (au plan de la foi) que d’autres puissent dans d’autres traditions, s’estimer être également dans la vérité. Qui pourrait trancher entre nous ? Et est-ce parce que personne ne peut trancher qu’il nous serait interdit de «croire» ? L’essentiel est le respect mutuel sans lequel, en effet, j’impose ma vérité aux autres. Ce qui n’est pas mon intention.

    Vous évoquez le dogme catholique, notamment la foi en la Rédemption. Il est vrai qu’historiquement la théorie de l’évolution est venue remettre en cause et l’existence d’Adam, et le péché originel… et donc jeter le soupçon sur le Christ Rédempteur. Aujourd’hui ces contradictions sont dépassées. L’Eglise reconnaît «que la théorie de l’évolution est plus qu’une probabilité» pour reprendre l’expression de Jean Paul II. Pourquoi ? Parce que même si le péché originel comme dogme pose un réel problème de rationalité (et doit selon moi être considéré avec prudence) l’existence du mal en chacun de nous est une évidence, et que l’idée d’un Dieu fait homme en la personne du Christ, venant nous «tirer de là» n’est pas a priori absurde pour qui accepte de rentrer dans un discours de type religieux.

    C’est pourquoi je persiste à préférer – mais vous avez le doit de penser le contraire – que des hommes et des femmes continuent de creuser, d’interroger leur propre tradition religieuse, plutôt que de considérer que rien n’étant connaissable de manière absolue, mieux vaut s’en tenir à une morale commune.

    J’adhère profondément à cette réflexion de Simone Weil dans l’Enracinement : «Pour que le sentiment religieux procède de l’esprit de vérité, il faut être totalement prêt à abandonner sa religion, dut-on perdre ainsi toute raison de vivre, au cas où elle serait autre chose que la vérité.»

  • @ René : Merci de l’attention que vous portez à mes commentaires. Il me semble en effet que le dogme du péché originel pose un problème majeur de rationalité, lequel a été exacerbé, et non dépassé, par la confirmation paléontologique du fait qu’il n’y a pas eu de « premier homme », unique et apte à tenir un raisonnement moral, et dont la faillite aurait pu entraîner le reste de sa descendance.

    Comme vous le soulignez le mal est en nous, ce qui a toujours posé problème face à un Dieu « omniscient ». Etant omniscient Dieu sait, avant même de créer Adam et avant que ce dernier ne puisse exercer le moindre choix, Dieu sait qu’Adam optera pour le péché qui entraînera la Chute. Dieu le sait et créée pourtant Adam pécheur en toute connaissance de cause. On peut penser que Dieu a le choix. Mais Il créée délibérément un Homme qu’Il sait pécheur, Il introduit délibérément le mal en l’Homme, avec l’Homme, puisqu’Il le crée en sachant tout ce qu’Il sait dès le premier jour.

    Pendant des siècles cette énigme a été contournée par le « libre arbitre » laissé à Adam (accompagné nécessairement d’une « suspension volontaire d’omniscience » de Dieu) permettant d’expliquer la surprise et la colère divines face au choix d’Adam, lequel du coup doit endosser seul toute la responsabilité du mal dans le monde.

    Ce scénario déjà troublant devient carrément insoutenable en l’absence d’un Premier Homme. Car alors il a bien fallu que Dieu condamne l’humanité (ou pré-humanité) entière de l’époque, non pas au vu de la décision réfléchie d’un seul, mais bien sur la base de la nature même du genre humain. Ou bien a-t-Il mis un marché clair dans les mains des premiers hominidés ? Ceux-ci avaient-ils les capacités de discernement et le sens moral nécessaires, alors qu’ils ont unanimement pris la « mauvaise décision » qui allait tous les condamner ? N’y en avait-il pas un seul parmi eux qui méritât d’être sauvé ? Et si c’est bien le genre humain dans son entier qui fait unanimement le choix du mal, comment son Créateur omniscient pourrait-il ne pas en endosser la responsabilité ?

    Ou alors Dieu n’est pas omniscient ce qui pose encore bien d’autres problèmes. Vraiment la confrontation du dogme du péché originel avec la paléontologie et l’anthropologie créé un choc qui me semble irréductible.

    C’est pourquoi, même si on ne peut prouver en effet que « Dieu » existe ou pas, il est clair selon moi que ce ne peut pas être le Dieu chrétien, où le Christ Rédempteur vient dans la souffrance nous « tirer de là » où Il nous a lui même volontairement mis.

  • @Yogi. Je connais bien le raisonnement que vous développez dans votre réponse. Et ce raisonnement ne manque pas de logique. Je suppose que vous faites partie de ces « observateurts » de la vie des religions qui s’indignent (ou crient victoire) lorsque le croyant se réfugie dans la notion de « mystère » ! Considérant non sans raison que c’est « trop facile ». Eh bien oui, sur la question du mal et de son origine, la théologie catholique me semble en effet « un peu courte » ou pour le moins contradictoire. La « liberté » laissée à l’homme pose, vous le soulignez la question de l’omniscience de Dieu (pas de sa prédestination dont le principe a toujours été réfuté par l’Eglise catholique) ; par ailleurs cette liberté ne résout en rien la question du mal lorsqu’il surgit de la maladie ou de phénomènes naturels comme un tremblement de terre.

    Alors, oui, j’avoue humblement que là… je ne sais pas. C’est donc pour moi le « mystère »… Mais si Dieu n’est pas, le mystère du mal demeure ! Pour autant les Evangiles me rapportent la vie d’un homme Jésus dont l’attitude correspond, pour moi, à ce qui me paraît indépassable en matière d’humanité. Et lorsqu’il dit, rapporté par Jean, « je suis le chemin, la vérité, la vie… » j’adhère, dans la foi, à cette parole et à cet homme.

    Que vous dire d’autre ? Je n’ai pas sous les yeux les citations exactes (sauf pour Simone Weil, déjà citée dans un post précédent) , mais je suis et resterai partagé jusqu’à mon dernier jour entre Dostoievski qui dit quelque part que si Jésus n’est pas dans la vérité il préfère rester avec Jésus qu’avec la vérité, et Simone Weil disant que tout croyant doit être capable de renoncer à sa foi si elle n’est pas la vérité. Mais qui sait ce qu’est la vérité ?

    La seule exigence « morale » pour moi, s’agissant d’un acte de foi, c’est qu’il ne porte tort à personne, qu’il ne limite en rien la liberté de celles et ceux qui n’adhèrent pas à ma foi. Cette réponse vous semblera peut-être rationnellement indigente mais je ne puis en formuler d’autre. Bien à vous.

  • @ René : Merci pour cet éclairage. Mais, si avec Dostoievski vous êtes prêt à suivre l’homme Jésus en tant que modèle d’humanité, quand bien même sa nature divine et transcendante serait remise en question, il me semble alors que vous esquissez un premier pas dans la direction proposée par Frédéric Lenoir 🙂

  • @Yogi. Pas du tout (lol !) Je trouve la phrase de Dostoievski humainement très belle mais je ne vois pas qui pourrait lui (me) prouver que Jésus n’est pas dans la vérité … Donc je ne vois ni l’intérêt ni la nécessité de renoncer à quoi que ce soit de ma foi (de l’essentiel de ma foi s’entend, car pour le reste bien des aspects du christianisme peuvent et doivent être revisités ; mais les théologiens ne disent pas autre chose, même si Rome est plutôt sur une tendance conservatrice) pour rencontrer l’autre pacifiquement, respectueusement et en vérité. C’est en creusant chacun profond nos propres traditions que nous pouvons rencontrer l’autre dans sa différence, pas renonçant à notre singularité. C’est le fond de la singularité de chacun qui nous donne accès à l’universel, pas une éthique/sagesse réduite au plus petit commun dénominateur. C’est là où je diffère avec mon « ami » Frédéric Lenoir. Merci pour la sympathie de nos échanges.

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